L’autre scénario. Chapitre 3 : Le soir des magiciens

20 juin 2020

Temps de lecture : 12 minutes

Hier ils étaient presque tous chevelus, aujour­d’hui beau­coup sont chauves. Hier ils lut­taient con­tre le pou­voir, aujour­d’hui ils sont au pou­voir. Hier ils voulaient inter­dire d’in­ter­dire, aujour­d’hui ils déci­dent de ce qui est inter­dit. Hier ils lançaient des pavés, aujour­d’hui ils lan­cent des anathèmes. Ils s’op­po­saient au pou­voir de l’ar­gent, mais avec leur pou­voir cer­tains d’en­tre eux ont gag­né beau­coup d’ar­gent. Ils com­bat­taient la jus­tice bour­geoise, mais ils ont créé une jus­tice de bobo. Ils stig­ma­ti­saient les médias à la botte du pou­voir, mais ils ont mis le pou­voir à la botte des médias. Ils reje­taient la morale de grand-papa, mais, depuis, ils font la morale à tout le monde. Hier ils voulaient faire la révo­lu­tion, aujour­d’hui ils veu­lent con­serv­er leurs posi­tions. Ils dénonçaient les méfaits du cap­i­tal­isme, mais beau­coup se sont fait acheter par le grand cap­i­tal. Ils croy­aient con­stru­ire avec leurs idées, mais leurs idées ont détru­it beau­coup de ce en quoi ils croyaient.

Ce sont les soix­ante-huitards. Ils ont aujour­d’hui dépassé la cinquan­taine. Et s’ils étaient dans la rue en Mai-68, ils peu­plent aujour­d’hui les palais nationaux, les cours de jus­tice et les salles de rédac­tion. Leurs idées ont tri­om­phé et ils se sont instal­lés partout où il y a du pou­voir. Ils sont rédac­teurs en chef, directeurs de jour­naux, ani­ma­teurs de télévi­sion, juges et chefs d’en­tre­prise, intel­lectuels et maîtres penseurs, hauts fonc­tion­naires et même chefs de parti.
Leurs idées, comme leurs per­son­nes, occu­pent tous les postes stratégiques de notre société. Ils tien­nent en main la nation et sont donc les prin­ci­paux respon­s­ables de son déclin. La gauche, dont ils sont la fig­ure emblé­ma­tique, a en effet dirigé la France pen­dant plusieurs décen­nies et ter­mine aujour­d’hui son par­cours sur un lam­en­ta­ble échec.

Quelle que soit la forme qu’elle ait pu pren­dre, elle a en effet réus­si à domin­er idéologique­ment notre pays depuis les lende­mains de la sec­onde guerre mon­di­ale. Cette préémi­nence s’est d’abord incar­née dans le com­mu­nisme, avec un par­ti omniprésent qui, s’ap­puyant sur l’URSS et sa for­mi­da­ble puis­sance, était par­venu à noy­auter de nom­breux rouages de notre société. Le monde syn­di­cal, le secteur asso­ci­atif, l’É­d­u­ca­tion nationale, une par­tie des intel­lectuels et des artistes, ont con­sti­tué pen­dant des années les solides relais d’un PCF qui s’en­raci­nait par ailleurs dans les com­munes de France et quadrillait le pays de ses cellules.

Et même si, passé la Libéra­tion, il dut atten­dre 1981 pour retourn­er au pou­voir, le com­mu­nisme, qui aura rassem­blé jusqu’à trente pour cent du corps élec­toral, aura réus­si à mar­quer notre nation de son empreinte. Une entre­prise au demeu­rant large­ment facil­itée par le Yal­ta social con­clu avec le pou­voir d’alors : au PCF le social et la cul­ture, aux gaullistes l’é­conomie et l’État !

Puis le par­ti com­mu­niste com­mença à déclin­er à mesure que la vérité éclatait sur la nature de l’empire sovié­tique. Pour­tant, l’idéolo­gie de gauche n’en fut nulle­ment affec­tée : elle changea sim­ple­ment de forme. Il me paraît d’ailleurs révéla­teur que l’an­née où le com­mu­nisme se dis­crédi­ta ouverte­ment par la répres­sion sovié­tique en Tché­coslo-vaquie fut pré­cisé­ment celle où les événe­ments de Mai-68 éclatèrent. Tout se déroula en effet comme s’il s’agis­sait d’un pas­sage de témoin : lorsque la gauche total­i­taire entra en déca­dence, la gauche lib­er­taire émergea en force.

Et si Mai-68 ne déboucha pas sur un change­ment poli­tique immé­di­at, ce fut néan­moins pour la gauche une vic­toire déci­sive. Car, pen­dant que les gaullistes con­ser­vaient les manettes du pou­voir insti­tu­tion­nel, les idées gauchistes fai­saient pro­gres­sive­ment et souter­raine­ment leur chemin. Pen­dant les quinze années qui suivirent, elles infil­trèrent et con­t­a­m­inèrent tous les secteurs de la vie nationale. Quant aux soix­ante-huitards, loin d’être mar­gin­al­isés, ils dev­in­rent à la mode et com­mencèrent à occu­per les postes de responsabilité.

C’est donc très naturelle­ment que la gauche poli­tique parvien­dra au pou­voir en 1981, avec cette fois un par­ti social­iste dom­i­nant. Le ter­rain avait été pré­paré de longue date, par le noy­au­tage com­mu­niste d’abord, par le tra­vail cul­turel des soix­ante-huitards ensuite. Depuis lors, la gauche a pu encadr­er entière­ment notre nation, sur le plan poli­tique, mais aus­si sur le plan judi­ci­aire, médi­a­tique, admin­is­tratif, syn­di­cal, édu­catif, asso­ci­atif, cul­turel et même économique. Je me sou­viens encore de la phrase lap­idaire que m’avait lancée un par­lemen­taire social­iste dans les couloirs de l’Assem­blée nationale. C’é­tait en 1986, la droite RPR-UDF avait repris le pou­voir, et, jeune député, je venais d’avoir une alter­ca­tion avec des élus de gauche. « De toute façon, me lâcha l’un d’eux hors de lui, vous ne resterez pas longtemps et nous, nous revien­drons vite car nous tenons tout ! »

Il est vrai que les cour­tes péri­odes au cours desquelles les social­istes lais­sèrent le pou­voir, entre 1986 et 1988 puis entre 1993 et 1997, ne changèrent rien à leur préémi­nence, car la droite n’a jamais mod­i­fié aucune des ori­en­ta­tions fon­da­men­tales que la gauche a pu don­ner à notre pays. Le RPR, l’UDF et aujour­d’hui l’UMP ont tou­jours été sub­jugués par la gauche et se sont tou­jours placés idéologique­ment à la remorque du PS. Jamais d’ailleurs, en dehors des déna­tion­al­i­sa­tions, la droite n’est rev­enue sur des réformes social­istes pour les abroger et leur sub­stituer des dis­po­si­tions rad­i­cale­ment opposées, plus con­formes aux attentes de son élec­torat. Aus­si, peut-on l’af­firmer, les social­istes et les com­mu­nistes règ­nent sans partage sur la France depuis vingt-cinq, voire trente-cinq ans.

La gauche est donc entière­ment respon­s­able du déclin que con­naît notre pays. Car nous sommes là dans ce qui m’ap­pa­raît comme un cas d’é­cole tout à fait excep­tion­nel : voici un courant poli­tique qui s’est emparé de tous les pou­voirs, qui les a con­trôlés pen­dant plusieurs décen­nies et qui a appliqué avec per­sévérance l’in­té­gral­ité des pré­ceptes de son idéolo­gie. Toutes les con­di­tions sont donc réu­nies pour juger de sa valid­ité. Or, le résul­tat est là : c’est un échec.

Ain­si en est-il de l’É­d­u­ca­tion nationale, entière­ment tenue par la gauche depuis plus de trente ans. Tous les syn­di­cats du secteur s’en récla­ment. La plu­part des enseignants y adhèrent et beau­coup d’en­tre eux ont con­sti­tué pen­dant des années ses gros batail­lons de mil­i­tants et d’élus. Le pou­voir social­iste a d’ailleurs tou­jours don­né la pri­or­ité à l’é­cole, laque­lle fut longtemps placée sous la houlette de Lionel Jospin, l’une de ses prin­ci­pales fig­ures. Les bud­gets ont été con­stam­ment aug­men­tés jusqu’à faire de cette « citadelle » le min­istère de loin le mieux doté. Et, surtout, voici un domaine où, plus qu’ailleurs, les social­istes ont réal­isé toutes les réformes et appliqué tous les principes qui leur tenaient à cœur. Résul­tat : le niveau d’in­struc­tion des élèves a bais­sé, le nom­bre des illet­trés a aug­men­té, le chô­mage des jeunes atteint des records et les enseignants ren­con­trent de plus en plus de dif­fi­cultés dans l’exercice de leur pro­fes­sion. Au total, un fiasco.

Et que dire de la poli­tique d’im­mi­gra­tion ? Elle devait être une « chance pour la France », la machine répub­li­caine devait inté­gr­er toutes ces pop­u­la­tions nou­velles pour faire de chaque immi­gré un citoyen à part entière au même titre que tous les Français de souche. Et là aus­si une pri­or­ité absolue a été don­née à cette action, notam­ment à tra­vers la poli­tique de la Ville. Or, aujour­d’hui, cha­cun le con­state, les ban­lieues s’embrasent, le com­mu­nau­tarisme se développe, les fonde­ments de la république sont men­acés. C’est encore une grave défaite de la gauche.

Ce qui est vrai de l’É­d­u­ca­tion nationale et de l’im­mi­gra­tion l’est aus­si de tous les autres secteurs de notre société. Dans la sphère économique, la bureau­cratie que la gauche a sécrétée, année après année, les charges, les tax­es et les impôts qu’elle a sans cesse alour­dis, la régle­men­ta­tion qu’elle a ren­due de plus en plus con­traig­nante, ont peu à peu étouf­fé la créa­tiv­ité et la com­péti­tiv­ité de nos entre­pris­es, tan­dis que le poids de ces con­traintes décourageait ceux qui créent et innovent.

Dans le domaine social, les avan­tages liés à l’âge de la retraite et à la durée du tra­vail, ain­si que le sys­tème de l’as­sis­tanat, sans cesse ampli­fié et élar­gi, ont creusé des déficits que per­son­ne ne peut plus financer. Et, dans le même temps, la con­sol­i­da­tion des posi­tions acquis­es, par­al­lèle­ment au développe­ment de la pré­car­ité, se trou­ve à l’o­rig­ine de nou­velles et ter­ri­bles injustices.

Sur les ques­tions de société, le lax­isme moral et l’ob­ses­sion cos­mopo­lite ont large­ment ébran­lé les repères et les cadres qui struc­turaient notre nation, pri­vant nos com­pa­tri­otes de leurs valeurs tra­di­tion­nelles et les exposant à tous les méfaits d’un monde sans norme ni hiérarchie.

L’idéolo­gie soix­ante-huitarde a ain­si con­duit la France à un échec sans précé­dent dont notre pays n’a pas fini de subir les con­séquences néfastes : destruc­tion de nos valeurs, explo­sion de la délin­quance et de la crim­i­nal­ité, embrase­ment des ban­lieues, développe­ment de la drogue, abêtisse­ment télévi­suel, nor­mal­i­sa­tion cul­turelle et, plus glob­ale­ment, régres­sion intel­lectuelle et morale.

Quant aux doc­trines social­iste et com­mu­niste, dans leur accep­tion plus clas­sique, elles nous valent aujour­d’hui une société blo­quée, com­par­ti­men­tée et sclérosée. Une société paralysée par des acquis soci­aux sans légitim­ité, minée par des syn­di­cats et des par­tis tournés vers le passé, démo­bil­isée par l’as­sis­tanat, la perte du sens des respon­s­abil­ités et le refus du tra­vail. Une société fonc­tion­nant prin­ci­pale­ment à l’en­vie, non pas l’en­vie créa­trice mais celle qui s’al­i­mente dans le ressentiment.

L’idéolo­gie de gauche, qui est respon­s­able de notre régres­sion économique et sociale, comme de l’é­clate­ment de la com­mu­nauté nationale, se trou­ve donc main­tenant arrivée à son terme. Le social­isme a prou­vé qu’il menait à une impasse. Il a don­né tout ce qu’il pou­vait et n’a plus rien à proposer.

L’échec lam­en­ta­ble qu’a con­nu le PS au scrutin prési­den­tiel de 2002 n’est donc pas un épiphénomène. Il ne tient pas en effet à la per­son­nal­ité ni aux erreurs du can­di­dat, mais con­stitue la pre­mière man­i­fes­ta­tion élec­torale du déclin du social­isme. Un social­isme qui abor­de la fin de son cycle de vie. Il est né, il s’est dévelop­pé, il a gag­né. Puis il a essayé, il a échoué et il va désor­mais régresser.

Il s’ag­it d’un proces­sus de grande ampleur qui pren­dra donc du temps. Sur le plan politi­cien, la gauche con­naî­tra encore de nom­breux rebonds comme le mon­tre son suc­cès de 2004 et comme le mon­treront peut-être les élec­tions de 2007. Mais la ten­dance lourde est celle d’un affaib­lisse­ment pro­gres­sif du social­isme qui ne man­quera pas de suiv­re celui, pra­tique­ment achevé, du communisme.

Un cer­tain nom­bre de respon­s­ables de gauche ont d’ailleurs plus ou moins pris con­science de ce proces­sus. Il n’est donc pas éton­nant que les struc­tures poli­tiques du social­isme con­nais­sent des trou­bles, des frac­tures et des crises. Quant aux intel­lectuels, plus encore que les poli­tiques, ils ne peu­vent qu’être désta­bil­isés ou déchirés par ce qui s’an­nonce comme un boule­verse­ment. Les uns comme les autres se trou­vent en effet con­fron­tés à un ter­ri­ble dilemme : recon­naître qu’ils se sont trompés et renier ce qu’ils ont naguère prôné ou fer­mer les yeux, se décon­necter des réal­ités et per­sévér­er dans un dis­cours archaïque.

Les deux atti­tudes coex­is­tent aujour­d’hui. Cer­tains social­istes se sen­tent désor­mais en accord avec la poli­tique libérale d’un Tony Blair, le pre­mier min­istre bri­tan­nique. D’autres, en revanche, veu­lent com­mu­nier à nou­veau dans le dis­cours de la lutte des class­es et se rad­i­calisent dans une démarche de déni du réel qui rejoint celle de l’ex­trême-gauche. Mais, quelles que soient leurs options, aucun d’en­tre eux ne peut échap­per à la con­tra­dic­tion, de plus en plus cri­ante, entre leur idéolo­gie et les résul­tats de sa mise en œuvre.
Cette crise con­duit d’ailleurs à des sit­u­a­tions pour le moins sur­prenantes. Ain­si en est-il de ce dîn­er auquel m’avaient con­vié des amis et dont cer­tains con­vives étaient claire­ment engagés à gauche. Quelle ne fut pas ma sur­prise lorsque l’un d’eux se lança dans une vir­u­lente dia­tribe con­tre le com­mu­nau­tarisme et s’en prit au lax­isme du pou­voir à l’é­gard du com­porte­ment raciste de cer­tains immi­grés. Ce dîn­er se tenait, il est vrai, peu de temps après ces man­i­fes­ta­tions de lycéens qui avaient été sauvage­ment attaquées par des ban­des venues des ban­lieues. Je voulus alors pren­dre la parole, mais il me coupa d’un ton péremp­toire pour chang­er de sujet. Je n’eus donc pas l’oc­ca­sion de lui deman­der s’il se con­sid­érait tou­jours comme un homme de gauche, mais il m’est apparu claire­ment, ce soir-là, qu’une par­tie de la gauche se met­tait à penser comme la droite.

Quant à l’autre par­tie, elle n’a plus rien à dire. Et cette inca­pac­ité à for­muler des propo­si­tions nou­velles est, je crois, la cause majeure du déclin du social­isme. Lorsqu’en 1936, le Front pop­u­laire instau­ra les con­gés payés, il répondait à une aspi­ra­tion légitime et met­tait en œuvre une mesure réal­iste et néces­saire qui ne fut d’ailleurs jamais remise en cause. Quand, au lende­main de la guerre, sous la pres­sion des par­tis de gauche, le gou­verne­ment insti­tua la sécu­rité sociale, il s’agis­sait là encore d’un pro­grès authen­tique, dont on pou­vait dis­cuter les modal­ités, mais dont per­son­ne ne pou­vait con­tester le bien-fondé. Aujour­d’hui, tout ce que le social­isme his­torique a porté de juste, de légitime et de réal­iste a été mis en appli­ca­tion. Doré­na­vant, il n’a plus aucune réforme pos­i­tive à pro­pos­er car, dans la logique qui est la sienne, il est allé au bout de ce qui est pos­si­ble et souhaitable.

Que voulez-vous qu’il promette pour demain ? La retraite à cinquante ans ? La semaine de trente heures ? La « cou­ver­ture habille­ment uni­verselle », assur­ant des vête­ments gra­tu­its à tous ceux qui man­quent de moyens ? Cha­cun sait bien que, dans cette démarche du « tou­jours plus pour tou­jours moins », nous sommes déjà allés trop loin. Il faut main­tenant faire autrement et, dans le domaine économique et social, l’idéolo­gie de gauche est arrivée à son terme. Quant aux ques­tions socié­tales, jusqu’où peut-on encore aller ? Au mariage des homo­sex­uels et à l’adop­tion des enfants par les cou­ples gays ? Et après ? À la par­ité des sex­es oblig­a­toire et absolue ? Et après ? À la mater­nité des hommes ? Aux vacances gra­tu­ites pour les incen­di­aires de voitures ? Aux papiers pour les sans-papiers et au droit de vote pour les por­teurs de papiers ? Tout cela met­tra-t-il fin au mal-être qu’éprou­vent beau­coup de nos com­pa­tri­otes et au déclin que con­naît notre pays ? Bien sûr que non ! Dans la remise en cause des struc­tures tra­di­tion­nelles de notre société, la gauche est là aus­si en fin de course. Et Pierre-André Taguieff le con­state lui-même en évo­quant « le vide creusé par la dis­pari­tion, à gauche, des per­spec­tives d’avenir et des hori­zons d’at­tente (1) ».

Cette déliques­cence du social­isme, qui paraît donc aujour­d’hui très avancée, con­stitue un événe­ment d’au­tant plus impor­tant que l’idéolo­gie de gauche occu­pait tout l’e­space poli­tique. Si elle entre en régres­sion, elle laisse un grand vide qui ne peut qu’ac­célér­er la déca­dence du poli­tique. Une déca­dence qui ne s’ex­plique donc pas seule­ment par la démis­sion des respon­s­ables publics et par la mon­tée des pou­voirs médi­a­tique et judi­ci­aire, mais qui trou­ve aus­si ses caus­es dans la fin à venir du socialisme.

Pen­dant toute la péri­ode où elle dom­i­nait, la gauche ne s’est jamais heurtée, au sein du sys­tème insti­tu­tion­nel en tout cas, à un adver­saire doc­tri­nal, à un pro­jet alter­natif, à une idéolo­gie de rem­place­ment. Par con­séquent, si elle dis­paraît, il ne reste pra­tique­ment rien de poli­tique. Est-ce à dire, comme cer­tains le pré­ten­dent, que nous seri­ons entrés dans une ère sans idéolo­gie, où il n’y aurait plus ni droite ni gauche ? Cer­taine­ment pas ! Car, en dégénérant, le social­isme a don­né corps à un nou­v­el objet idéologique.

En se dél­i­tant, en se dénat­u­rant, en se rabougris­sant, la gauche a engen­dré la pen­sée unique. Une pen­sée qui n’en est pas une et qui n’est pas non plus une idéolo­gie ni un cre­do et encore moins une doc­trine. Ce serait plutôt un ramas­sis de pon­cifs, un recueil de pré­ceptes moral­isa­teurs ou un ensem­ble de maximes au rabais. La pen­sée unique est en effet à la pen­sée ce que le char­la­tan est au savant.

Les intel­lectuels qui la ser­vent s’ef­for­cent de lui don­ner un min­i­mum de corps et de main­tien, mais ils ne peu­vent l’empêcher d’être ce qu’elle est. Et, bien que fumeuse et indi­gente, elle a rem­placé l’an­ci­enne idéolo­gie social­iste. Elle demeure en effet dom­i­nante et claire­ment ancrée à gauche, avec, il est vrai, une troisième car­ac­téris­tique qui lui est pro­pre : son côté moralisateur.

La pen­sée unique étend en effet son imperi­um sur la société tout entière. Elle s’im­pose à tous et partout. Cha­cun s’y réfère et per­son­ne ne peut s’en abstraire. Elle est omniprésente dans les médias, tou­jours sous-jacente chez les poli­tiques et large­ment répan­due chez les intel­lectuels. Et pour cause, on nous la présente comme une série d’év­i­dences. Elle s’est banal­isée au point d’im­prégn­er tous les aspects de la vie quo­ti­di­enne. D’ailleurs, nos com­pa­tri­otes, bien sou­vent sans en avoir con­science, pra­tiquent la pen­sée unique comme mon­sieur Jour­dain fai­sait de la prose. Ses pré­ceptes s’im­posent à nous comme des règles de politesse et ce n’est donc pas un hasard si on la qual­i­fie de poli­tique­ment correcte.

Pour autant, elle n’a rien de poli­tique­ment neu­tre. Car cette pen­sée unique est sans con­teste de gauche. Cha­cun au fond de lui-même le ressent con­fusé­ment. Ceux qui penchent pour le social­isme seraient enclins à l’adopter sans grandes réserves. Et ceux dont les sym­pa­thies vont à droite seraient portés à la rejeter s’il n’y avait des pres­sions pour les en dissuader.

Le fait est que les car­ac­téris­tiques de cette pré­ten­due pen­sée cor­re­spon­dent, en moins struc­turées, aux fonde­ments tra­di­tion­nels de l’idéolo­gie de gauche. On y retrou­ve l’é­gal­i­tarisme, le matéri­al­isme, l’in­ter­na­tion­al­isme, le fémin­isme, le rel­a­tivisme. Certes, la présen­ta­tion est fort peu intel­lectuelle, mais les idées sont iden­tiques. Il s’ag­it de lut­ter con­tre les iné­gal­ités et les exclu­sions, d’aller tou­jours plus loin dans la redis­tri­b­u­tion, d’ad­hér­er au pro­jet européiste et au proces­sus de mon­di­al­i­sa­tion. Il faut se bat­tre pour les droits des minorités, qu’il s’agisse des immi­grés, des clan­des­tins ou des homo­sex­uels. Quant aux valeurs, aux cul­tures, aux nations ou aux reli­gions, elles se valent toutes. Et, pour les met­tre sur le même plan, le plus sûr est encore de déval­oris­er les nôtres et de pro­mou­voir les autres.

Ce fatras d’idées toutes faites, aus­si indi­gestes qu’indigentes, a pris de sur­croît une dimen­sion moral­isatrice par­ti­c­ulière­ment poussée. Car, en s’im­posant comme une pen­sée évi­dente qui se qual­i­fie elle-même de cor­recte, elle veut s’i­den­ti­fi­er au bien. C’est donc comme une pré­ten­due morale que la pen­sée unique nous est désor­mais présen­tée. Et le mes­sage devient qua­si-religieux : il faut aimer tous les autres, être sol­idaire de tout le monde et lut­ter con­tre toutes les mis­ères de la planète. La pen­sée unique est dev­enue une pen­sée mag­ique qui trans­forme tout ce qu’elle touche. Il suf­fit d’y adhér­er pour être sanc­ti­fié et de la rejeter pour être dia­bolisé. Si vous com­mu­niez dans ses pré­ceptes, tout vous sera par­don­né. Mal­heur à vous, en revanche, si vous les abjurez.

Il s’ag­it là d’une aber­ra­tion par­ti­c­ulière­ment inquié­tante car une con­cep­tion dans laque­lle se mêle autant de naïveté et de manichéisme con­duit fatale­ment à la néga­tion du poli­tique et finit par men­ac­er directe­ment la démoc­ra­tie. Celle-ci n’ex­iste en effet que si le peu­ple peut tranch­er entre plusieurs options. Or, il n’y avait déjà pas de véri­ta­ble alter­na­tive poli­tique lorsque l’idéolo­gie de gauche dom­i­nait la vie publique. Il n’y en a plus du tout main­tenant qu’elle a pris la forme de la pen­sée unique.

Tout est fait pour nous con­va­in­cre que la ques­tion du choix n’a plus de rai­son d’être. Les idéolo­gies ne sont-elles pas mortes ? La dis­tinc­tion entre la droite et la gauche n’a-t-elle pas dis­paru ? En réal­ité, il n’en est rien. Mais n’est-il pas plus com­mode pour ceux qui mènent le jeu de présen­ter les options qui sont les leurs comme allant de soi ? Et com­ment les médias, qui diri­gent notre pays, résis­teraient-ils à la facil­ité d’une telle manip­u­la­tion, alors qu’ils en ont tous les moyens ?

Dans ces con­di­tions, on ne peut éviter de se pos­er la ques­tion : vivons-nous encore dans un sys­tème démoc­ra­tique ? Cer­tains, comme Emmanuel Todd, n’hési­tent pas à fournir une réponse tranchée et à affirmer que la démoc­ra­tie française, évolue comme les démoc­ra­ties les plus anci­ennes, lesquelles « se trans­for­ment pro­gres­sive­ment en sys­tème oli­garchique (2) ». Le pou­voir, en effet, ne vient plus vrai­ment du peu­ple, il procède d’un petit groupe dont les prin­ci­paux mem­bres sont issus des médias et dont la pen­sée unique con­stitue l’idéolo­gie officielle.

Dès lors, tout n’est-il pas ver­rouil­lé ? Il y a bien des élec­tions mais, quel que soit le vote des Français, il ne change rien à la sit­u­a­tion. Nos com­pa­tri­otes sont en effet grugés deux fois. Offi­cielle­ment, ce sont eux qui déci­dent mais ceux qu’ils élisent n’ex­er­cent plus le pou­voir véri­ta­ble et les par­tis pour lesquels ils votent s’alig­nent sur les mêmes options, celles de la pen­sée unique. Certes, il ne s’ag­it pas d’un sys­tème dic­ta­to­r­i­al où l’on muselle les citoyens, mais d’un régime oli­garchique où l’on ne tient pas compte de ce qu’ils veu­lent. On ne leur dit pas : « Tais-toi ! », mais « Cause tou­jours ! » « Vous ne voulez pas de la Turquie dans l’Eu­rope, vous refusez la société mul­ti­cul­turelle, vous n’ac­ceptez pas la mon­di­al­i­sa­tion sauvage, vous les aurez quand même ! »

La démoc­ra­tie dégénérant en oli­garchie, l’idéolo­gie dom­i­nante érigée en pen­sée mag­ique, nous nous trou­vons là en présence de deux graves dérives qui sont directe­ment respon­s­ables de la paralysie dont notre société sem­ble atteinte. Arrivée au terme de son cycle his­torique, la gauche peut se tar­guer d’avoir fait dépérir le politique.

Mais le soir est venu pour les magi­ciens du social­isme. Et il est temps de tourn­er la page des idées fauss­es qu’ils nous ont léguées.

1. Pierre-André Taguieff, Le Figaro, 27 novem­bre 2002.
2. Emmanuel Todd, Après l’empire, Gal­li­mard, 2002.

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