L’autre scénario. Chapitre 2 : La splendeur des hommes en noir

20 juin 2020

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Tous les Français les con­nais­sent. Ils sont à peine plus d’une dizaine tou­jours vêtus de noir. Ils ne suiv­ent pas la mode, ils la font. Ils por­tent beau surtout lorsqu’ils ne le sont pas. Ils ont tou­jours le sourire aux lèvres sauf lorsqu’ils rient. Et ils rient beau­coup, même lorsqu’ils ne sont pas drôles. Ils fréquentent tous ceux dont on par­le et on par­le beau­coup d’eux. Ils gag­nent énor­mé­ment d’ar­gent, mais ils ne sup­por­t­ent pas les iné­gal­ités. Ils sont vul­gaires, mais ils le font exprès. Ils sont bêtes, mais c’est pour faire rire. Ils ne savent rien, mais ils ont réponse à tout. Ils n’ont rien à dire, mais ils par­lent tout le temps. Tout chez eux est incor­rect, sauf leurs idées. Ils n’ont que des amis car ils peu­vent détru­ire ceux qui ne le sont pas. Ils ont tou­jours rai­son car ils sont applaud­is sur com­mande. Ils n’ont peur de rien, sauf de l’audimat.

Ils sont ani­ma­teurs de talk-shows ou de real­i­ty-shows. Ils passent en prime time tous les jours ou toutes les semaines. Ils invi­tent les intel­lectuels, les artistes et les hommes poli­tiques, mais ils s’in­vi­tent aus­si entre eux. Ils dis­ent ce qu’il faut penser, ce qu’il faut aimer et ce qu’il faut détester. Ce sont les grands prêtres de la pen­sée unique. À longueur d’émis­sion, ils célèbrent les idées cor­rectes. Et toutes les ficelles sont util­isées, de préférence les reportages croustil­lants et les plaisan­ter­ies salaces. On ridi­culise les valeurs non con­formes, on fait huer ceux qui les défend­ent et applaudir ceux qui les combattent.

Et, comme il ne s’ag­it pas d’in­for­ma­tion, ils peu­vent dés­in­former, ignor­er toute impar­tial­ité et toute neu­tral­ité. Ils peu­vent façon­ner l’opin­ion, tra­vailler les esprits, labour­er les con­sciences. Sous cou­vert d’hu­mour et de diver­tisse­ment, ils exer­cent un vaste pou­voir d’in­flu­ence et con­stituent à ce titre la grosse artillerie du pou­voir médi­a­tique. Car, der­rière eux, il y a tout l’arse­nal de la presse et des jour­nal­istes. Et l’ensem­ble représente aujour­d’hui une puis­sance red­outable qui joue dans notre pays un rôle considérable.

Pareille sit­u­a­tion n’a cepen­dant rien d’é­ton­nant. Si les hommes de gou­verne­ment ont aban­don­né l’essen­tiel du pou­voir, celui-ci a été recueil­li par d’autres. Et qui mieux que les médias pou­vait sup­planter les poli­tiques ? Car, si le pou­voir est passé du réel au virtuel, si l’im­por­tant n’est plus l’ac­tion et son résul­tat mais l’im­age et sa dif­fu­sion, celui qui compte n’est plus l’homme de gou­verne­ment mais l’homme de média. La puis­sance n’ap­par­tient plus à celui qui maîtrise l’événe­ment mais à celui qui con­trôle l’im­age. Le pou­voir ne con­siste plus à arrêter l’or­dre du jour du con­seil des min­istres mais à choisir les sujets du jour­nal de vingt heures. On avait cou­tume de con­sid­ér­er les médias comme le qua­trième pou­voir der­rière l’exé­cu­tif, le lég­is­latif et le judi­ci­aire. C’est désor­mais faux, ils se sont imposés aujour­d’hui comme le pre­mier pou­voir, le plus impor­tant, celui qui domine tous les autres.
Depuis de nom­breuses années déjà, les médias se sont affran­chis de l’in­flu­ence du poli­tique et se trou­vent ain­si dégagés de toute tutelle. Ils ne sont plus, comme autre­fois, les uns à la remorque du gou­verne­ment, les autres en sou­tien de l’op­po­si­tion. Ils sont totale­ment indépen­dants et imposent leur supré­matie à toute la société.

Encore faut-il ne pas se tromper sur la nature du pou­voir médi­a­tique. S’agis­sant d’une force d’in­flu­ence, il n’est pas struc­turé, iden­ti­fié et hiérar­chisé. Il n’y a pas de don­neurs d’or­dre, d’é­tat-major ni de chef d’orchestre. En par­ti­c­uli­er, il n’est pas directe­ment lié aux cap­i­tal­istes qui pos­sè­dent les sociétés de presse. Ce ne sont pas prin­ci­pale­ment les pro­prié­taires des jour­naux et des chaînes de télévi­sion qui déti­en­nent le pou­voir, mais les ani­ma­teurs et les jour­nal­istes. Ou plutôt le petit cer­cle de ceux qui, par­mi eux, entraî­nent les autres et don­nent le ton. Certes, à titre indi­vidu­el, cha­cun d’en­tre eux dis­pose d’une influ­ence lim­itée, mais ensem­ble, ils ont un poids déterminant.
Car c’est l’ef­fet d’u­nité, de cohérence et de répéti­tion qui donne leur puis­sance aux médias. Si les organes de presse influ­ençaient la société française cha­cun dans son sens, la plu­ral­ité des opin­ions provo­querait en quelque sorte une auto-neu­tral­i­sa­tion du sys­tème médi­a­tique. Les Français, qui entendraient des dis­cours dif­férents, voire antag­o­nistes, pour­raient les con­fron­ter et se faire une opin­ion per­son­nelle : ils reprendraient le pou­voir sur les médias. Mal­heureuse­ment, ceux-ci émet­tent tous la même opin­ion, dif­fusent tous le même mes­sage, dis­til­lent tous la même idéolo­gie. Et ce n’est pas un hasard si le terme de pen­sée unique, pour­tant bien peu flat­teur, s’est imposé à leur pro­pos : il est aujour­d’hui incon­tourn­able car il exprime la vérité sur le dis­cours médiatique.

Sur chaque grand sujet en effet, les médias adoptent la même posi­tion et assè­nent les mêmes com­men­taires. Sur la mon­di­al­i­sa­tion, il faut être pour. Sur l’im­mi­gra­tion, il faut être ouvert. Sur l’is­lam, il faut être tolérant. Sur le mariage des homo­sex­uels, il ne faut pas être ringard. Sur l’ex­trême droite, il faut être intraitable. Sur l’Eu­rope brux­el­loise, il faut dire oui. Sur la vio­lence des « jeunes », il faut être com­préhen­sif. Et sur les dis­crim­i­na­tions, il faut être mobil­isé. Cette idéolo­gie, som­maire mais implaca­ble, imprègne et struc­ture le dis­cours des jour­naux, des radios et des télévi­sions et, par son car­ac­tère uni­voque, per­met aux médias d’as­sur­er leur pou­voir sur l’opinion.
La puis­sance de pro­pa­gande de ce mes­sage poli­tique­ment cor­rect se révèle con­sid­érable, car il con­duit les gens de presse et de télévi­sion à n’être plus seule­ment des obser­va­teurs de l’ac­tu­al­ité mais aus­si des acteurs des événe­ments qu’ils rela­tent. Com­ment ne pas voir par exem­ple le rôle majeur qu’ont joué les chaines de télévi­sion pour légitimer et ampli­fi­er la crise des ban­lieues de l’au­tomne 2005 ? Les exac­tions des « jeunes » chaque jour un peu plus banal­isées, les sta­tis­tiques de voitures brûlées présen­tées comme des scores de match de foot­ball ont eu un effet d’inci­ta­tion et d’é­mu­la­tion sur les émeu­tiers qui trou­vaient chaque soir sur le petit écran la jus­ti­fi­ca­tion de leurs actions.
Le plus grave a cepen­dant été le dis­cours, dis­til­lé inlass­able­ment par la presse et la télévi­sion, sur les con­di­tions de vie pré­ten­du­ment épou­vanta­bles réservées à ces jeunes dans leurs cités. Sans jamais rap­pel­er les efforts très impor­tants déployés par les gou­verne­ments suc­ces­sifs et les col­lec­tiv­ités locales en faveur des ban­lieues sen­si­bles, sans jamais évo­quer la sit­u­a­tion de cer­tains Français habi­tant dans d’autres quartiers et vivant eux aus­si sans emploi, dans des loge­ments sou­vent moins salu­bres et avec des per­spec­tives d’avenir tout aus­si lim­itées, les médias ont sys­té­ma­tique­ment et fal­lac­i­euse­ment présen­té ces « jeunes » comme des vic­times de la société française et leur révolte comme certes exces­sive dans la forme mais légitime dans le fond.

Com­ment dans ces con­di­tions s’é­ton­ner des pro­pos tenus par les jeunes à la télévi­sion ? Lorsqu’un gamin de quinze ans se plaint du chô­mage ou de sa dif­fi­culté à trou­ver un emploi, il n’ex­prime pas ce qu’il ressent, et pour cause, il n’est pas en âge de tra­vailler, il répète sim­ple­ment ce qu’il a enten­du dans les médias. Des médias qui ne rendaient pas compte de l’é­tat d’e­sprit véri­ta­ble des émeu­tiers mais qui inspi­raient leurs actes et leur dic­taient leurs pro­pos. Lors de ces événe­ments dra­ma­tiques, la presse et la télévi­sion ne se sont pas con­tentées de ren­dre compte de la réal­ité, elles l’ont con­stru­ite et mod­elée à leur façon. Elles ont eu sur les événe­ments un pou­voir finale­ment bien supérieur à celui du gouvernement.

Une telle dom­i­na­tion des médias sur le poli­tique n’a d’ailleurs rien d’ex­cep­tion­nel. Lorsque le train Paris-Nice se trou­ve sauvage­ment attaqué une nuit de Nou­v­el An, les médias ayant ignoré l’événe­ment, le gou­verne­ment ne réag­it pas. Ce n’est que quelques jours plus tard, quand la presse relate enfin l’af­faire avec fra­cas, que le min­istre de l’In­térieur mul­ti­plie les déc­la­ra­tions et les annonces. À l’in­verse, com­bi­en de dossiers ont-ils été délais­sés par les instances offi­cielles du jour où les jour­nal­istes ont cessé de s’y intéress­er ? Tout se passe comme si le gou­verne­ment était sous la tutelle de la presse et de la télévi­sion et ne traitait que les prob­lèmes soulevés par elles.

Ce pou­voir des médias se révèle de sur­croît omniprésent car il ne s’af­firme pas dans les seules émis­sions d’in­for­ma­tion, qui, conçues et ani­mées par des jour­nal­istes, sont tenues à un min­i­mum de règles. Il utilise égale­ment les innom­brables émis­sions dites de talk-show qui échap­pent de leur côté à toute déontologie.

L’émis­sion phare de Canal Plus, inti­t­ulée le Vrai Faux Jour­nal de Karl Zéro, en a été pen­dant longtemps l’ex­em­ple le plus car­i­cat­ur­al et le plus dan­gereux. De par son nom, de par la dis­po­si­tion du stu­dio et le déroule­ment des séquences, elle s’ap­parentait en tout point à un jour­nal télévisé. Elle était même, pour par­tie, con­sti­tuée de véri­ta­bles reportages. Tout était donc fait pour don­ner au pub­lic le sen­ti­ment qu’il rece­vait des infor­ma­tions jour­nal­is­tiques cen­sées être neu­tres et objec­tives. Or, il n’en était rien. L’émis­sion était en effet entre­coupée de scènes de fic­tion, toutes évidem­ment très ori­en­tées. Et M. Zéro dis­til­lait ses com­men­taires sans retenue et en toute par­tial­ité. Si une autre chaîne avait repris les mêmes tech­niques avec une ori­en­ta­tion idéologique con­traire, le mal aurait été lim­ité. Mais tel n’é­tait évidem­ment pas le cas : toutes les émis­sions vont dans le même sens, tous les jour­nal­istes et tous les hommes de médias suiv­ent peu ou prou la même ligne. D’où le pou­voir con­sid­érable que ces derniers ont acquis col­lec­tive­ment sur notre société. Un pou­voir dont ils sont d’ailleurs bien conscients.

Je me sou­viens à cet égard d’un soir, au siège d’une grande chaîne de télévi­sion. Le débat venait de s’achev­er et un pot était offert à tous les par­tic­i­pants. Dans un coin de la salle, le présen­ta­teur vedette soute­nait une dis­cus­sion ani­mée avec l’un des inter­venants, le porte-parole d’un grand par­ti insti­tu­tion­nel. À l’év­i­dence, il s’agis­sait d’une dis­pute assez vive, très vite con­clue par le départ osten­si­ble du poli­tique. En revenant vers le cen­tre de la salle, le jour­nal­iste mar­mon­na quelques mots que tout le monde enten­dit : « Qu’est-ce qu’il croit ? C’est moi qui décide ! » Per­son­ne ne fit de com­men­taires. Mais la for­mule, qui illus­trait une réal­ité, tradui­sait aus­si une volon­té, voire une ambition.

S’é­tant ain­si affir­mé, le pou­voir médi­a­tique s’ef­force main­tenant, comme toute puis­sance encore jeune, d’é­ten­dre ses prérog­a­tives. Ain­si reste-t-il d’une grande bien­veil­lance avec ceux qui ne sont pas en com­péti­tion avec lui, mais, lorsqu’il s’ag­it de représen­tants d’un pou­voir rival, il cherche à les affaib­lir et à s’im­pos­er à eux.

J’ai tou­jours été frap­pé par la com­plai­sance avec laque­lle les jour­nal­istes s’adressent aux artistes, aux acteurs ou aux représen­tants du show-biz. Il s’ag­it tou­jours de van­ter leurs œuvres et leur tal­ent, même s’ils n’en ont pas, de relay­er favor­able­ment leurs ini­tia­tives, même si elles sont médiocres, et d’as­sur­er la pro­mo­tion de leurs spec­ta­cles, même s’ils n’ont pas de suc­cès. Et c’est bien naturel puisqu’il n’y a pas de rival­ité de pou­voir entre le show-biz et les médias.

En revanche, il y a com­péti­tion entre les médias et les poli­tiques. Aus­si, lorsqu’un jour­nal­iste inter­roge un élu, le ton est tout dif­férent. Certes, il est bien légitime que l’in­ter­view­er apporte la con­tra­dic­tion à son invité, mais, quelle que soit sa couleur par­ti­sane, il s’ag­it d’aller au-delà et d’es­say­er de s’im­pos­er face à lui. L’ex­er­ci­ce n’est pas néces­saire­ment agres­sif, d’au­tant que les poli­tiques se mon­trent sou­vent très dociles, mais l’idée est de les domin­er. Pourquoi Karl Zéro voulait-il à tout prix tutoy­er les hommes publics qu’il inter­viewait si ce n’est pour les déval­oris­er et les met­tre à son niveau ? Sans aller jusque-là, les jour­nal­istes ne s’adressent plus à un homme poli­tique en lui don­nant son titre. On n’en­tend plus de « Mon­sieur le min­istre », encore moins de « Mon­sieur le député ». Mais les poli­tiques, qui, eux, recherchent la bien­veil­lance de leur inter­locu­teur, n’hési­tent pas à lui don­ner du « chère Claire Chaz­al », du « cher Jean-Pierre Elkabbach ».

Con­sciem­ment ou non, les hommes de médias se trou­vent bel et bien engagés dans une lutte de pou­voir avec les poli­tiques, une lutte dont ils sont d’ores et déjà sor­tis vain­queurs. Ain­si un homme pub­lic ne peut-il rien con­tre un jour­nal­iste, alors que ce dernier peut ruin­er l’im­age et la répu­ta­tion du pre­mier. Et com­ment ne pas voir dans une émis­sion comme les Guig­nols de l’In­fo une entre­prise délibérée et sys­té­ma­tique de démo­li­tion du monde poli­tique par le sys­tème médi­a­tique ? Une entre­prise d’ailleurs large­ment réussie et que l’on peut légitimer au nom de la lib­erté d’ex­pres­sion mais dont le suc­cès pop­u­laire con­sacre la préémi­nence du monde jour­nal­is­tique sur les élus de la République.

Le drame est que le pou­voir poli­tique ne s’est pas seule­ment incliné devant les hommes en cos­tume noir du pou­voir médi­a­tique, mais qu’il s’est aus­si lais­sé domin­er par ceux en toge noire du pou­voir judi­ci­aire. Et ici je ne con­teste évidem­ment pas l’oblig­a­tion dans laque­lle se trou­vent les élus de respecter la loi et d’être sanc­tion­nés lorsqu’ils la trans­gressent. Ce que je mets en cause c’est la sit­u­a­tion de sub­or­di­na­tion dans laque­lle se trou­vent doré­na­vant l’exé­cu­tif et le lég­is­latif par rap­port au judi­ci­aire. Car l’équili­bre entre les pou­voirs a été rompu : les juges se sont imposés aux poli­tiques. Comme les médias, le sys­tème judi­ci­aire a acquis sa totale indépen­dance et cherche main­tenant à refouler le pou­voir poli­tique et à éten­dre son influ­ence tou­jours plus loin.

Désor­mais, les mag­is­trats tranchent de tout, stat­uent sur tout, inter­vi­en­nent partout. Ils ne se con­tentent plus de punir les crim­inels et les délin­quants, ou de départager les plaideurs, ils cen­surent les déci­sions de toutes les autorités du pays. Déjà, ils super­visent les actes des médecins, des ingénieurs, des chefs d’en­tre­prise et des fonc­tion­naires. Si un acci­dent survient dans un hôpi­tal, sur un chantier ou dans une école, c’est aus­sitôt la jus­tice qui se saisit de l’af­faire et qui décide si les respon­s­ables ont agi cor­recte­ment ou non. Il est certes légitime que des nég­li­gences car­ac­térisées ayant entraîné mort d’homme soient sanc­tion­nées. Mais le car­ac­tère a pri­ori et sys­té­ma­tique de ces mis­es en cause judi­ci­aires revient à ériger le juge en con­trôleur général de toutes les professions.

Dans l’ex­er­ci­ce des respon­s­abil­ités poli­tiques, l’in­ter­ven­tion des mag­is­trats est encore plus vis­i­ble. Les déci­sions des élus se trou­vent en effet placées sous le con­trôle per­ma­nent des tri­bunaux. Ain­si les hommes publics qui diri­gent un exé­cu­tif sont-ils men­acés de pour­suites dès qu’un acci­dent met en cause leur col­lec­tiv­ité. Et, surtout, la plu­part de leurs actes sont con­testés devant le juge admin­is­tratif, ce qui revient à don­ner aux mag­is­trats le pou­voir de cen­sure sur toutes les déci­sions politiques.

Un élu de mes amis, maire d’une ville d’île-de-France, me con­fi­ait à ce sujet : « Main­tenant, chaque fois que j’ai une déci­sion déli­cate à pren­dre, la jus­tice me des­saisit de fac­to. Demain, expli­quait-il, je dois décider d’un per­mis de con­stru­ire qui fait polémique entre les pro­mo­teurs et les écol­o­gistes. Si je ne signe pas le per­mis, le pre­mier atta­que­ra ma déci­sion devant le juge. Si je le signe, ce sont les sec­onds qui le fer­ont. Dans les deux cas, c’est la jus­tice qui tranchera à ma place. Avec cette dif­férence, ajoutait-il un peu dés­abusé, que, moi, je dois pren­dre la déci­sion dans les deux mois alors qu’avec la jus­tice, cela pren­dra deux ans. »

Ce qui est vrai pour les col­lec­tiv­ités locales l’est aus­si au plus haut niveau, pour l’Assem­blée nationale. Un grand nom­bre de lois sont en effet déférées devant le Con­seil con­sti­tu­tion­nel qui se trou­ve ain­si con­duit à amender les textes votés par les représen­tants du peu­ple. Or, cette haute juri­dic­tion ne stat­ue pas au regard d’une con­sti­tu­tion­nal­ité formelle, mais selon l’in­ter­pré­ta­tion qui est la sienne du préam­bule de la Con­sti­tu­tion. Autant dire qu’il s’ag­it là d’un con­trôle idéologique sur les élus. Un con­trôle qui débouche sou­vent sur des juge­ments d’op­por­tu­nité, comme c’est le cas, par exem­ple, lorsque les mag­is­trats esti­ment que la durée de réten­tion admin­is­tra­tive pour les clan­des­tins est incon­sti­tu­tion­nelle si elle est de dix jours, mais que, ramenée à sept, elle cesse de l’être !

Le sys­tème de con­trôle con­sti­tué par l’ensem­ble des juri­dic­tions, civile, pénale, admin­is­tra­tive et con­sti­tu­tion­nelle, jouit désor­mais d’une véri­ta­ble pri­mauté sur toutes les autres insti­tu­tions. Les mag­is­trats en sont aus­si con­scients qui favorisent délibéré­ment cette évo­lu­tion. Lors d’une ses­sion de for­ma­tion organ­isée sous l’égide de la très offi­cielle École nationale de la mag­i­s­tra­ture, des inter­venants ont ain­si froide­ment déclaré que « le juge soumet l’É­tat au droit, il est au cen­tre de cet État. […] Nous sommes dans l’ère du con­trôle. […] Le juge est le gar­di­en des valeurs fon­da­men­tales. […] Il mesure l’ex­er­ci­ce des autres pou­voirs (1) ».

L’escalade se pour­suit car cette préémi­nence con­sid­érable qui est main­tenant celle de la jus­tice sur l’exé­cu­tif et le lég­is­latif, les mag­is­trats cherchent encore à la con­solid­er en s’ef­forçant de faire con­damn­er le max­i­mum d’élus. Nom­breux sont en effet les juges qui, par idéolo­gie ou par goût de la notoriété, cherchent à accrocher un homme poli­tique à leur tableau de chas­se. La lutte con­tre la cor­rup­tion en était le moyen. Mais si cette dernière doit bien sûr être sévère­ment réprimée, com­ment se fait-il que seuls les hommes poli­tiques soient pour­chas­sés, alors qu’ap­parem­ment rien n’est entre­pris con­tre les syn­di­cal­istes, les jour­nal­istes, les gens du show-biz ou les mag­is­trats ? En réal­ité, pour beau­coup, la lutte con­tre la cor­rup­tion n’est qu’un pré­texte, l’ob­jec­tif véri­ta­ble étant d’abaiss­er les poli­tiques et de ren­forcer le pou­voir judiciaire.

Faut-il rap­pel­er que ce sont, para­doxale­ment, l’exé­cu­tif et le lég­is­latif qui ont don­né aux juges les moyens de leur ambi­tion à leur encon­tre ? Des lois récentes ont en effet été votées qui per­me­t­tent à un mag­is­trat de ren­dre inéli­gi­ble une per­son­nal­ité poli­tique impliquée dans une procé­dure pénale et donc de l’é­carter durable­ment de la vie publique. Et quand on sait que cer­tains respon­s­ables poli­tiques ont été privés de man­dat pour d’ob­scures irrégu­lar­ités admin­is­tra­tives, on mesure l’im­por­tance du pou­voir dont dis­posent les juges pour domin­er les politiques.

Aus­si ne faut-il pas s’é­ton­ner de voir les pou­voirs exé­cu­tif et lég­is­latif s’ef­fac­er aujour­d’hui devant ceux de la jus­tice et des médias. Et, à ceux qui douteraient encore de cette bien curieuse réal­ité, je pose la ques­tion : qui un homme poli­tique red­oute-t-il le plus ? La réponse est évi­dente : les médias d’abord, les juges ensuite, les électeurs enfin. Et, pour achev­er la démon­stra­tion, posons une deux­ième ques­tion : quel est le pou­voir supérieur dans une société ? Celui qui n’est con­trôlé par aucun autre ! Or, qui, dans notre pays, n’est soumis à aucune censure ?

Cer­taine­ment pas les poli­tiques qui, comme tous les acteurs de la société, se trou­vent en per­ma­nence sous le regard inquisi­teur des médias et des juges. Les jour­nal­istes, en revanche, échap­pent évidem­ment au con­trôle des médias mais aus­si très large­ment à celui des juges. Ils peu­vent détru­ire la répu­ta­tion d’un homme ou d’un par­ti, dis­créditer une idée ou un pro­jet et pra­ti­quer la dés­in­for­ma­tion sys­té­ma­tique sans avoir jamais à en subir les con­séquences. Même lorsqu’ils sont con­va­in­cus de diffama­tion, ils n’en­courent que des sanc­tions dérisoires. Ils sont en réal­ité intouch­ables, comme le sont d’ailleurs les juges.

Les mag­is­trats peu­vent en effet com­met­tre les pires erreurs, ils sont aujour­d’hui les seuls, dans notre société, à ne pas avoir à répon­dre des con­séquences de leurs actes. Si un patient meurt sur la table d’opéra­tion d’un chirurgien, ce dernier pour­ra être pour­suivi. En revanche, si un crim­inel tue après avoir été libéré à tort, si un inno­cent est empris­on­né de nom­breux mois par erreur, le mag­is­trat respon­s­able ne sera jamais inquiété.

Certes, l’af­faire d’Outreau, dans laque­lle plusieurs per­son­nes ont vu leur vie brisée à la suite d’une mon­strueuse erreur judi­ci­aire, a ébran­lé la toute-puis­sance des mag­is­trats. Le juge d’in­struc­tion a été audi­tion­né devant une com­mis­sion d’en­quête par­lemen­taire et toute l’in­sti­tu­tion judi­ci­aire a été publique­ment mise en accu­sa­tion. Mais pour autant rien n’est changé car aucune instance extérieure à la mag­i­s­tra­ture n’est prévue pour sanc­tion­ner ses mem­bres. Con­clu­sion : les représen­tants de la jus­tice comme ceux des médias con­trô­lent mais ne sont con­trôlés par per­son­ne. Ils con­stituent aujour­d’hui la caste supérieure dans notre pays. Ils sont certes habil­lés de noir, mais ils resplendis­sent de leur toute-puissance.

Cette nou­velle répar­ti­tion du pou­voir, qui affaib­lit dra­ma­tique­ment le poli­tique, se révèle aus­si par­ti­c­ulière­ment dan­gereuse pour notre nation. La sépa­ra­tion et l’équili­bre des pou­voirs, dont cha­cun sait qu’ils garan­tis­sent la lib­erté, se trou­vent en effet aujour­d’hui com­pro­mis. La mise sous tutelle du pou­voir poli­tique par celui des juges et des jour­nal­istes men­ace la démoc­ra­tie et prive notre pays du vrai gou­verne­ment dont il a besoin.

Ain­si, les poli­tiques n’osent plus entre­pren­dre quoi que ce soit qui irait à l’en­con­tre de la volon­té du pou­voir médi­a­tique. Aucun respon­s­able gou­verne­men­tal ne s’aven­ture jamais à pren­dre une mesure poli­tique­ment non cor­recte. Car, même pop­u­laire, elle con­stituerait un défi envers les nou­veaux maîtres.

Quant au pou­voir judi­ci­aire, il ter­rorise telle­ment les poli­tiques que ceux-ci ont inven­té le principe de pré­cau­tion pour se pré­mu­nir de ses foudres. Un principe qui con­duit à ne rien entre­pren­dre tant que la preuve n’a pas été apportée que l’ini­tia­tive envis­agée ne com­porte aucun dan­ger… Et donc aucun risque de pour­suites judi­ci­aires. Certes, il est souhaitable de réfléchir avant d’a­gir et de faire preuve de pru­dence, mais ériger en dogme ce principe, dit de pré­cau­tion, revient à s’in­ter­dire toute ini­tia­tive et à renon­cer à l’action.

Com­ment, dans ces con­di­tions, s’é­ton­ner que les sci­en­tifiques, les indus­triels, tous ceux qui créent, innovent, déci­dent et vont de l’a­vant se découra­gent et se tour­nent vers d’autres hori­zons ? Et surtout com­ment ne pas voir que là réside l’une des caus­es prin­ci­pales de l’im­mo­bil­isme des poli­tiques ? Car telle est bien la con­séquence la plus man­i­feste de cette préémi­nence du médi­a­tique et du judi­ci­aire : le poli­tique, une fois affaib­li, som­bre dans l’i­n­ac­tion. N’ou­blions pas qu’un régime démoc­ra­tique comme le nôtre repose sur l’équili­bre des pou­voirs. Les médias exer­cent une influ­ence, la jus­tice un con­trôle, tan­dis qu’il revient aux poli­tiques d’a­gir, de décider et de tranch­er. Mais, que cet équili­bre se trou­ve rompu, que l’in­flu­ence et le con­trôle l’emportent sur l’ac­tion, et c’est la paralysie qui gagne la société. Lorsque le pou­voir de déci­sion est bridé, plus rien ne peut être réal­isé car les pou­voirs d’in­flu­ence et de con­trôle, qui pren­nent le pas, ne peu­vent, par nature, rien entre­pren­dre ni rien accom­plir. « Le pou­voir cède en effet le pas à l’in­flu­ence, con­state Alain Minc, et l’élite de pou­voir s’ef­face, de ce fait, devant une élite de notoriété. (2)»
Voilà pourquoi notre pays se trou­ve inhibé face aux défis qui lui sont lancés et ne fait plus que subir, inca­pable de pren­dre des ini­tia­tives auda­cieuses et d’ac­com­plir de grandes œuvres. Com­ment pour­rait-il en être autrement alors qu’il a per­du son cen­tre naturel de pou­voir au prof­it d’in­sti­tu­tions impuis­santes à agir sur le réel ?

La splen­deur des hommes en noir, c’est l’oc­cul­ta­tion du poli­tique et la paralysie du pays.

1. Thier­ry Renoux et J. Van Com­pen­nolle, col­loque organ­isé par l’ENM sur le thème Jus­tice et poli­tique, la place de la jus­tice dans les sociétés démoc­ra­tiques, 26–30 mars 2001.
2. Alain Minc, Le Cré­pus­cule des petits dieux, Gras­set, 2006.

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