L’autre scénario. Chapitre 1 : L’impuissance des puissants

20 juin 2020

Temps de lecture : 13 minutes

Ils souri­ent tou­jours, même quand tout va mal. Ils par­lent avec des mots sim­ples et directs pour être com­pris par tous, même quand ils n’ont rien à dire. Ils sont bien habil­lés, sou­vent sans cra­vate, par­fois même sans veste. Ils sont jeunes ou font tout pour le paraître. Ils sor­tent des grandes écoles et ils ont des ambi­tions. Mais ils n’ont aucune idée toute faite car ils sont ouverts et tou­jours à l’é­coute. Ils sont respon­s­ables, tolérants et respectueux, sauf lorsqu’il faut s’indign­er, con­damn­er ou se pro­téger. En toute cir­con­stance, ils expri­ment des con­vic­tions, surtout lorsqu’ils n’en ont pas. Ils com­patis­sent à tous les mal­heurs qu’on nous mon­tre et cau­tion­nent toutes les caus­es qu’on dit nobles. Ils aiment presque tout le monde et ils s’ai­ment aus­si, même quand ils sont mod­estes. On les ren­con­tre sur les plateaux de télévi­sion et partout où il y a des caméras. Ils posent pour les mag­a­zines avec des actri­ces ou des sportifs et ils tutoient les vedettes. Ils sont min­istres, députés, prési­dents. Ce sont nos hommes poli­tiques. Ils ont tout pour eux et ils font tout pour être aimés.

Mais alors pourquoi les Français ne les aiment-ils pas ? Com­ment se fait-il que, scrutin après scrutin, les électeurs les rejet­tent tou­jours davan­tage ? Pourquoi ont-ils main­tenant si peu de crédit dans l’opin­ion ? Que leur manque-t-il donc qui leur vaut un tel désamour ?

Ils sont pour­tant irréprochables : intel­li­gents, bril­lants, beaux par­leurs. Et par­faite­ment adap­tés au monde mod­erne, branchés, à la mode, dans le coup. Ils tien­nent compte de toutes les cri­tiques qu’on leur fait ; ils vont sur le ter­rain, cul­tivent l’hu­mil­ité et méprisent les fastes offi­ciels. Et ils ne ména­gent pas leur peine pour réus­sir : plus tra­vailleurs, plus dévoués, plus dés­in­téressés qu’eux, il n’y a pas. Où est donc la faille ?
Très pro­fonde en réal­ité, celle-ci porte sur l’essence même de leur fonc­tion. Car la poli­tique con­cerne l’ex­er­ci­ce de la puis­sance : les hommes poli­tiques sont cen­sés être des hommes de pou­voir. Or, du pou­voir, ils n’en ont pra­tique­ment pas. Ils s’en sont des­sai­sis, ils l’ont fui ou l’ont rejeté. En tout cas, ils ont lais­sé échap­per cet attrib­ut majeur qui con­stitue pour­tant l’a­panage des hommes de leur espèce. Aus­si sont-ils aujour­d’hui aux vrais poli­tiques ce que les «droïdes » sont aux humains. Apparem­ment par­faits, il leur manque pour­tant l’essentiel.

Nos gou­ver­nants ne ser­vent donc à rien et les Français ne s’y trompent pas qui ne voient plus en eux que des comé­di­ens. Stéréo­typés, asep­tisés, polis par les normes de la com­mu­ni­ca­tion et passés au moule du poli­tique­ment cor­rect, ils se con­tentent de jouer un rôle. Mais, s’ils sont des acteurs, ce n’est pas sur la scène de l’His­toire qu’on les voit, mais sur celle des médias. Car la classe poli­tique évolue désor­mais dans le domaine de l’ar­ti­fice et du virtuel, de telle sorte que ceux qui rem­plis­sent aujour­d’hui le rôle d’hommes publics ne sont nulle­ment des hommes de gou­verne­ment, encore moins des hommes d’État.

La classe poli­tique, dans sa con­fig­u­ra­tion actuelle, ne pèse plus sur les événe­ments. Elle ne décide plus, ne tranche plus, n’ori­ente plus. Elle simule. Ses mem­bres s’agi­tent, par­lent, votent, se font élire ou se font bat­tre, mais toute cette ges­tic­u­la­tion ne débouche sur rien ni ne change quoi que ce soit au des­tin de notre pays. Nos gou­ver­nants sont aux com­man­des, mais, comme celles des jou­ets, les manettes qu’ils action­nent ne sont reliées à rien.
Là se situe, je crois, le nœud du déclin qui ronge notre pays depuis plusieurs décen­nies. Là se trou­ve la cause des trou­bles qui décom­posent notre société. La France est en crise parce qu’elle n’est plus gou­vernée par ses dirigeants légitimes. Une réal­ité dont les Français ont d’ailleurs com­mencé à pren­dre con­science puisque, scrutin après scrutin, ils rejet­tent cette classe poli­tique qui leur paraît inca­pable d’ap­porter la moin­dre solu­tion à leurs prob­lèmes. L’ab­sten­tion aug­mente, les votes se por­tent vers des par­tis non insti­tu­tion­nels. La méfi­ance est désor­mais telle que le chef de l’É­tat, élu en 2002, n’a obtenu, au pre­mier tour de l’élec­tion prési­den­tielle, que dix-neuf pour cent des voix. En d’autres ter­mes, qua­torze pour cent seule­ment des électeurs inscrits lui ont spon­tané­ment accordé leur sou­tien. Un sou­tien que, du reste, ils n’ac­cor­dent plus à per­son­ne car ils « zap­pent » doré­na­vant les majorités poli­tiques, comme ils changent de chaîne sur leur téléviseur lorsque le pro­gramme les ennuie.

Le pou­voir en place se trou­ve donc régulière­ment sanc­tion­né par des électeurs qui, à cette fin, votent pour les par­tis qu’ils avaient écartés du gou­verne­ment quelques années plus tôt et qui n’ont pour­tant changé ni d’hommes ni de pro­gramme. En 2002, les Français ont mas­sive­ment désavoué le par­ti social­iste en élim­i­nant son can­di­dat dès le pre­mier tour. En 2004, ils ont sévère­ment pénal­isé ceux qu’ils avaient tri­om­phale­ment élus deux ans plus tôt, en les pri­vant de la prési­dence de la qua­si-total­ité des régions. Et, un an après, en 2005, en votant non au référen­dum sur la con­sti­tu­tion européenne, ils se sont désol­i­darisés de presque tous les par­tis du système.

Pour les Français, quelle que soit leur appar­te­nance par­ti­sane, les hommes publics se valent tous et ne valent rien. Car, si les change­ments se mul­ti­plient à la tête de l’É­tat, rien ne change pour eux dans leur vie quo­ti­di­enne. Nos com­pa­tri­otes en tirent la con­clu­sion que les poli­tiques ne sont d’au­cune util­ité et en conçoivent un pro­fond dégoût à l’é­gard du sys­tème politi­cien. Ain­si en est-il de cet homme qui, me recon­nais­sant lors d’une tournée élec­torale, vient vers moi et me lance : «Mais pourquoi faites-vous encore de la poli­tique, ce sont tous des pan­tins ! » Et d’ex­pliciter son pro­pos en lâchant : « Vous n’avez donc pas com­pris, cela se passe ailleurs ! »

En apparence, pour­tant, les poli­tiques agis­sent, ils éla­borent des pro­grammes, votent des lois, pren­nent des mesures. Mais cet activisme se révèle vain, car, lorsqu’ils réalisent une réforme, même d’en­ver­gure, elle finit tou­jours en trompe-l’œil. Ce fut le cas par exem­ple de la dernière mod­i­fi­ca­tion du régime des retraites. Il s’ag­it pour­tant là d’un chantier majeur, dif­fi­cile et sen­si­ble, qui, con­traire­ment au CPE, a d’ailleurs été mené à son terme. À pre­mière vue, l’opéra­tion a donc été un suc­cès, mais, dans la réal­ité, elle n’a été qu’un rafis­to­lage du sys­tème actuel juste bon à repouss­er les dif­fi­cultés à plus tard. Alors que cette nou­velle loi avait l’am­bi­tion de résoudre la ques­tion du finance­ment des retraites jusqu’en 2020, le texte adop­té n’as­sur­era en effet à cette échéance que quar­ante pour cent des besoins de finance­ment de l’ensem­ble des régimes.

Avec cette réforme, le gou­verne­ment a voulu don­ner l’im­pres­sion qu’il pre­nait à bras-le-corps l’un des prob­lèmes prin­ci­paux de notre sys­tème social, alors qu’il s’est con­tenté de desser­rer le car­can des con­traintes en repor­tant les échéances fatidiques. Pour les poli­tiques, elle est donc l’arché­type de l’opéra­tion réussie, mais, pour les Français, elle ne résout rien et fait pren­dre à notre pays beau­coup de retard.

La loi Douste-Blazy sur l’as­sur­ance mal­adie procède de cette même démarche. Pour rétablir l’équili­bre de ses comptes et assur­er sa péren­nité, il fal­lait mod­i­fi­er le sys­tème en pro­fondeur. Au lieu de cela, le gou­verne­ment a adop­té une série de mesurettes qui per­me­t­tent de réalis­er de mai­gres économies et de ponc­tion­ner quelques ressources sup­plé­men­taires, mais qui n’équili­brent nulle­ment les comptes de la sécu­rité sociale puisque, après l’en­trée en vigueur de cette loi, le déficit pour 2005 dépasse tou­jours les onze mil­liards d’eu­ros. Une somme qui pénalis­era lour­de­ment ceux qui demain devront la rembourser.

Et, comme s’ils voulaient don­ner le change, les politi­ciens mul­ti­plient les lois, les décrets et les arrêtés. Mais les Français n’en retirent aucun béné­fice. Car, lorsqu’elles ne sont pas en trompe-l’œil, les mesures pris­es ne sont que des place­bos. On accu­mule ain­si des réformes de détail dont la prin­ci­pale con­séquence est de mod­i­fi­er sans cesse la régle­men­ta­tion et de créer une incer­ti­tude juridique per­ma­nente. Quant aux résul­tats con­crets, elles n’en ont mal­heureuse­ment aucun. Et pour cause, comme les place­bos, elles ne con­ti­en­nent aucun principe actif.

Ain­si, les lois sur l’emploi ont mul­ti­plié à l’in­fi­ni la var­iété des con­trats : con­trats jeunes, con­trats ini­tia­tive emploi, con­trats d’insertion, con­trats emploi sol­i­dar­ité, con­trats emploi con­solidé, con­trats d’accompagnement dans l’emploi, con­trats nou­velle embauche. Pour­tant rien n’y a fait et le chô­mage n’a pas dimin­ué en con­séquence. Et il en va de même des réformes de l’É­d­u­ca­tion nationale qui se suc­cè­dent sans que rien ne s’améliore. La dernière en date, bap­tisée loi Fil­lon, devait créer le principe d’un socle de con­nais­sances de base à acquérir par tous les élèves. (On se demande d’ailleurs ce qu’ap­pre­naient les écol­iers avant le vote de cette loi.) Mais on ignore aujour­d’hui ce qu’il est advenu de ce texte. Car, si les actes lég­is­lat­ifs pro­lifèrent, leur mise en appli­ca­tion est en revanche sou­vent ren­voyée aux cal­en­des grecques.

Il sem­ble que désor­mais l’acte impor­tant soit l’an­nonce de la réforme et l’ac­tion prin­ci­pale le vote de la loi. En tout cas, beau­coup de mesures gou­verne­men­tales n’ont de réel que leur texte. Car la mode est à des lois pure­ment formelles con­sis­tant à énon­cer de nou­veaux droits, comme si la réal­ité juridique allait chang­er la réal­ité tout court. Que penser par exem­ple de l’in­clu­sion de la charte de l’en­vi­ron­nement dans le texte même de la Con­sti­tu­tion ? Comme l’écrit Zadig, « il y a quelque chose de naïf ou de cynique à croire, ou à laiss­er croire, que cette démarche stricte­ment insti­tu­tion­nelle va assainir nos eaux, puri­fi­er notre air et amélior­er notre envi­ron­nement. Cha­cun sait bien qu’il n’en sera rien et qu’il aurait été mille fois plus effi­cace de lancer un vaste pro­gramme écologique, con­sti­tué de mesures tech­niques et doté de finance­ments impor­tants (1) ». Là encore, il s’ag­it d’une démarche qui relève plus de l’acte sym­bol­ique que de l’ac­tion politique.

La méth­ode tend à se généralis­er. Le gou­verne­ment a ain­si fait vot­er une loi qui prévoit que « toutes les habi­ta­tions et tous les ser­vices publics doivent être acces­si­bles à tous les hand­i­capés, quel que soit leur hand­i­cap ». Jusqu’à présent, la classe poli­tique igno­rait ces per­son­nes en souf­france pour lesquelles elle n’a jamais dégagé de crédits impor­tants. Et voilà qu’elle adopte en leur faveur un texte dont l’ap­pli­ca­tion entraîn­erait des travaux gigan­tesques et exig­erait des finance­ments colos­saux ! Ces derniers cepen­dant ne sont nulle­ment pro­gram­més ni budgétés, car, peu importe la réal­i­sa­tion, l’essen­tiel est dans l’annonce.

Il est en effet plus facile de faire vot­er un texte que de financer et de met­tre en œuvre un pro­gramme d’ac­tion. D’ailleurs, les poli­tiques, lorsqu’ils se livrent à ce genre d’ex­er­ci­ce, oublient et aban­don­nent très rapi­de­ment leurs engage­ments. Le gou­verne­ment annonce-t-il un plan de réduc­tion de l’im­pôt sur le revenu ? Il cesse d’y don­ner suite au bout d’un an. Prend-il la déci­sion de ne rem­plac­er que cinquante pour cent des fonc­tion­naires par­tant à la retraite ? Il ne respecte même pas cet objec­tif dans le pre­mier bud­get con­cerné. Les poli­tiques ont atteint un tel degré d’im­puis­sance qu’ils se trou­vent main­tenant sans cesse trahis et désavoués par les réal­ités. Aus­si beau­coup d’en­tre eux cherchent-ils à les fuir ou, à tout le moins, à lou­voy­er et à biais­er avec les événe­ments. Ils cessent d’ex­ercer pleine­ment leurs respon­s­abil­ités comme s’ils avaient peur de tout ce qui est pour­tant lié à la nature même de leur fonction.

La plu­part d’en­tre eux vont même jusqu’à refuser le con­flit. Et je n’évoque pas ici la com­péti­tion politi­ci­enne entre adver­saires par­ti­sans, une com­péti­tion au demeu­rant rel­a­tive­ment policée et très rit­u­al­isée. Je vise l’an­tag­o­nisme poli­tique de fond, celui auquel on est con­fron­té lorsqu’on veut impos­er une déci­sion à de puis­sants lob­bies prêts à tout pour s’y oppos­er. Cela fait main­tenant plusieurs décen­nies qu’au­cune épreuve de force de ce type n’a été menée à son terme dans notre pays. Non seule­ment les hommes poli­tiques ne l’en­vis­agent pas, mais cette per­spec­tive représente pour eux un cauchemar qu’ils veu­lent éviter à tout prix. Comme le dit Alain Minc, « la per­spec­tive d’af­fron­ter, sabre au clair, leurs adver­saires — ce qui est la quin­tes­sence du débat pub­lic — les pétrifie ».

Com­ment, dans ces con­di­tions, s’é­ton­ner qu’au­cune réforme d’en­ver­gure n’ait pu être accom­plie ? Les syn­di­cats et les asso­ci­a­tions de toutes sortes, qui représen­tent des intérêts pro­fes­sion­nels, com­mu­nau­taires, moraux ou par­ti­c­uliers, savent qu’ils sont en posi­tion de force. Aus­si les poli­tiques ne dépassent pas la ligne rouge que leur tra­cent leurs inter­locu­teurs. Et si, par mal­adresse, ils la fran­chissent, ils finis­sent tou­jours par se dérober, comme l’af­faire du CPE au début de l’an­née 2006 l’a con­fir­mé une fois de plus. Dans tous les grands secteurs où ces organ­i­sa­tions cor­po­ratistes ou par­ti­sanes domi­nent, ce sont donc elles qui dictent leur loi. À l’É­d­u­ca­tion nationale, dans les ser­vices publics ou dans le secteur de la san­té et de la sécu­rité sociale par exem­ple, le poli­tique n’est plus sou­verain, faute d’avoir su accepter le con­flit pour impos­er sa prééminence.

La dégénéres­cence du poli­tique est d’ailleurs allée si loin que, s’ils fuient l’épreuve de force, les hommes de gou­verne­ment refusent égale­ment de met­tre en cause leur pro­pre action et pour­suiv­ent inlass­able­ment la même poli­tique, quels que soient les décep­tions et les échecs qu’ils ren­con­trent. Ain­si en est-il de la poli­tique de la Ville. Des dizaines de mil­liards d’eu­ros ont été investis depuis des années dans les quartiers dits sen­si­bles. La réno­va­tion, voire la recon­struc­tion, des immeubles a été réal­isée à grande échelle, des équipements de toutes sortes ont été amé­nagés et un réseau ser­ré d’an­i­ma­teurs soci­aux et d’as­so­ci­a­tions sub­ven­tion­nées a été tis­sé. Un tel effort devait assur­er l’in­té­gra­tion des pop­u­la­tions con­cernées et met­tre fin à la vio­lence et à l’in­sécu­rité qui règ­nent dans ces cités. Or, les émeutes de novem­bre 2005 ont démon­tré de façon dra­ma-tique l’échec total de cette poli­tique. Et pour­tant, en réponse à la « révolte des jeunes », le gou­verne­ment a annon­cé une relance de la poli­tique de la Ville : on ne change pas une poli­tique qui échoue.

Il en va de même dans la plu­part des autres secteurs, comme celui de l’É­d­u­ca­tion nationale qui a pour­tant con­nu lui aus­si un lam­en­ta­ble échec mais reste à ce jour irré­formable, enfer­mé qu’il est dans un cer­cle vicieux que dénonce Alain Finkielkraut : « Il se nour­rit de ses fias­cos. À chaque échec, il réag­it par la surenchère. Et c’est repar­ti pour un tour. (2)» Et il en va d’ailleurs de même en matière d’emploi ou sur la ques­tion de l’Eu­rope. Si nos dirigeants ren­con­trent un échec patent, ce n’est jamais, selon eux, parce qu’ils ont choisi une mau­vaise direc­tion, c’est tou­jours parce qu’ils ne sont pas allés assez loin dans la voie qu’ils ont suiv­ie. Ils per­sévèrent donc dans leurs erreurs et font preuve d’une inca­pac­ité totale à chang­er quoi que ce soit des ori­en­ta­tions qui sont les leurs.

Il n’est donc pas éton­nant dans ces con­di­tions qu’ils se mon­trent de plus en plus inca­pables de décider, préférant couper la poire en deux sur la plu­part des ques­tions qui leur sont soumis­es. Nous sommes ain­si entrés dans le règne des demi-mesures. Le gou­verne­ment ren­con­tre-t-il des oppo­si­tions pour la sup­pres­sion du lun­di de Pen­tecôte comme jour férié ? Il main­tient le principe, mais laisse à chaque organ­isme la lib­erté de choisir lui-même le jour de tra­vail sup­plé­men­taire. Est-il saisi de la ques­tion cru­ciale de la durée heb­do­madaire du tra­vail ? Il décide de main­tenir les trente-cinq heures mais d’en assou­plir l’ap­pli­ca­tion. Doit-il inter­venir sur le sys­tème des retraites des agents publics ? Il aligne la durée de coti­sa­tion du pub­lic sur le privé, mais ne touche pas aux régimes spéciaux.

L’im­puis­sance des respon­s­ables poli­tiques est du reste sans lim­ites. Hési­tant de plus en plus à se fix­er des objec­tifs, ils se con­tentent de pro­grammes élec­toraux min­i­maux et ne risquent que des promess­es fort mod­estes. Ain­si, M. Chirac avait-il choisi comme pri­or­ités pour son deux­ième man­dat prési­den­tiel la sécu­rité routière, la lutte con­tre le can­cer et l’aide aux hand­i­capés. Autant de caus­es nobles qui méri­tent l’at­ten­tion des pou­voirs publics, mais qui ne sauraient con­stituer des enjeux décisifs pour un chef d’É­tat, sauf si l’on con­sid­ère que le prési­dent de la République n’a pas plus de pou­voir qu’un prési­dent de con­seil général.

Ce refus de l’ac­tion appa­raît encore plus man­i­feste à tra­vers la mul­ti­pli­ca­tion des instances autonomes, Hautes Autorités, comités de sages, con­seils supérieurs, com­mis­sions, autant de struc­tures aux­quelles on con­fie des mis­sions naguère assumées par l’É­tat sous la respon­s­abil­ité directe du pou­voir poli­tique et dont on estime main­tenant qu’elles seront mieux rem­plies par des experts indépen­dants. Dans cet esprit, la loi Fil­lon a, par exem­ple, créé un Haut Con­seil chargé de définir sou­verai-nement les pro­grammes sco­laires. Sans doute est-il utile pour le min­istre de l’É­d­u­ca­tion de s’en­tour­er d’ex­perts, mais cha­cun sait bien que les pro­grammes de l’É­d­u­ca­tion nationale ne sont pas neu­tres et qu’ils ori­en­tent notre société sur le plan idéologique, sci­en­tifique et cul­turel. Aus­si, lorsqu’ils con­sid­èrent qu’ils doivent se défaire de la respon­s­abil­ité d’un tel choix, les poli­tiques réduisent encore un peu plus leur pou­voir. Et cette pra­tique, même si elle peut avoir sa légitim­ité dans cer­tains domaines, procède là encore de la même logique d’im­puis­sance des gou­ver­nants, qui, non con­tents de ne plus agir dans leur sphère de respon­s­abil­ité, cherchent de sur­croît à en restrein­dre l’étendue.

Et, plus l’im­puis­sance des poli­tiques s’ac­croît, plus leur agi­ta­tion aug­mente. Car, pour dis­simuler leur inca­pac­ité à agir, ils déploient un activisme qui sem­ble inverse­ment pro­por­tion­nel à leur action. Se développe de la sorte une nou­velle tech­nique de gou­verne­ment, dite de « ter­rain ». Le Pre­mier min­istre lance-t-il une grande poli­tique de lutte con­tre le chô­mage ? Il se rend dans une agence de l’ANPE ! Là, sous le feu des caméras, dans la cohue des jour­nal­istes, il « cause » de l’emploi. L’été se met-il à la canicule ? Le min­istre de la San­té se pré­cip­ite dans une mai­son de retraite ! Y a‑t-il une émeute dans une ban­lieue ? Le min­istre de l’In­térieur arrive en hâte sur les lieux ! Et, à la moin­dre cat­a­stro­phe, au moin­dre acci­dent, ce sont toutes les autorités poli­tiques qui accourent.

Bien enten­du, leur présence ne revêt aucune util­ité pra­tique, elle peut même se révéler gênante pour ceux qui agis­sent réelle­ment. Mais peu importe, il faut filmer des images qui lais­sent croire que le min­istre prend les prob­lèmes à bras-le-corps ! Et, là encore, le décalage entre les apparences et la réal­ité est total, comme le mon­tre l’his­toire de cet habi­tant d’un quarti­er dif­fi­cile, ulcéré par sa ren­con­tre avec le min­istre de l’Intérieur.

Quelques jours plus tôt, il avait appris, par la sec­tion UMP dont il fait par­tie, que l’il­lus­tre per­son­nage serait en tournée dans sa ville, une cité sen­si­ble des Bouch­es-du-Rhône et qu’il était invité à un pot en fin de journée à la mairie. Il s’y rend donc avec son épouse et en ressort séduit. Las, quand il ren­tre chez lui, il trou­ve son pavil­lon cam­bri­olé. Il appelle aus­sitôt le com­mis­sari­at : à cause de la vis­ite du min­istre, il n’y a plus aucun fonc­tion­naire disponible. Ceux-ci ne vien­dront que plus tard con­stater les faits et, depuis cette date, l’in­sécu­rité n’a pas faib­li dans son quarti­er. Le min­istre ne saura jamais rien de cette réal­ité de ter­rain ni les mil­lions de téléspec­ta­teurs qui l’au­ront vu le soir sur le petit écran.

Le sim­u­lacre et le virtuel sont là poussés à l’ex­trême. Telle est pour­tant la nou­velle tech­nique de gou­verne­ment en vogue aujour­d’hui. Méth­ode qui con­duit beau­coup d’hommes poli­tiques à con­sacr­er l’essen­tiel de leur temps à met­tre en scène leur pro­pre per­son­nage dans des fic­tions médi­ati­co-poli­tiques plus ou moins heureuses.

Le phénomène se révèle d’ailleurs si général qu’il touche non seule­ment ceux qui exer­cent des respon­s­abil­ités gou­verne­men­tales, mais égale­ment leurs opposants. On voit ain­si la gauche et l’ex­trême-gauche user du virtuel avec beau­coup de tal­ent. Dans ce cas, il ne s’ag­it plus de met­tre en scène des per­son­nal­ités mais des événe­ments. L’idée est sim­ple : on choisit une cause, on organ­ise une fête et l’on obtient un reportage télévisé. Il faut par exem­ple met­tre sur pied un con­cert, un pique-nique, une ran­don­née en roller, une course à pied ou une séance de ciné­ma et dédi­er la man­i­fes­ta­tion à la cause que l’on veut défendre. Le con­cert sera con­tre la guerre en Irak, la sor­tie en roller pour la libéra­tion d’un otage, le pique-nique pour les « sans-papiers ».

Naturelle­ment, tout étant gra­tu­it, le con­cert ne rap­porte rien aux Irakiens et le pique-nique ne fait pas gag­n­er un sou aux sans-papiers. Ces man­i­fes­ta­tions n’ont aucun impact immé­di­at sur la réal­ité con­crète, quand elles ne gênent pas les autorités dans leurs négo­ci­a­tions avec des pre­neurs d’o­tages par exem­ple. Mais tout cela est sans impor­tance, l’ob­jec­tif est de tra­vailler l’opin­ion et de faire pres­sion sur le pou­voir. L’essen­tiel est donc que les cam­era­men de télévi­sion puis­sent filmer l’événe­ment. Et qu’im­porte si les gens sont venus d’abord pour s’a­muser, si les dépens­es sont pris­es en charge par des sub­ven­tions publiques, si les jour­nal­istes sont là par copinage et si tout est donc arti­fi­ciel, l’événe­ment, lui, est bien réel puisqu’il est vu au jour­nal de vingt heures par des mil­lions de gens et qu’il est pris en compte par les gouvernants !
De même, peu importe que la tournée du min­istre ait été inutile pour les fonc­tion­naires qu’il a inspec­tés, peu importe qu’elle n’ait rien changé pour les Français qu’il a ren­con­trés, le min­istre, lui, n’a pas per­du son temps puisqu’il sera présent le soir sur les petits écrans pour don­ner l’im­pres­sion qu’il agit.

Le pou­voir poli­tique n’est donc plus, à bien des égards, qu’un pou­voir d’ap­parence. Moins préoc­cupés de peser sur la réal­ité que de tra­vailler l’opin­ion, les hommes de gou­verne­ment n’ont plus pour ambi­tion de chang­er le monde mais de dis­simuler leur impuis­sance à agir sur lui.

Com­ment s’é­ton­ner que les prob­lèmes de nos com­pa­tri­otes ail­lent crois­sant alors que ceux qui sont cen­sés les maîtris­er et les résoudre n’ont plus le pou­voir de le faire ? N’est-il pas logique que notre pays donne l’im­pres­sion de dériv­er sans cap ni bous­sole si ceux qui ont reçu mis­sion de le men­er à bon port ne tien­nent plus le gou­ver­nail ? La France est malade de l’anémie du poli­tique. Les Français dépéris­sent de l’af­faib­lisse­ment du pouvoir.
De ce pitoy­able enchaîne­ment, les hommes poli­tiques sont les prin­ci­paux respon­s­ables. Ce sont eux qui ont aban­don­né le pou­voir. Par manque de courage, par car­riérisme, par aveu­gle­ment, par angélisme ou par goût du con­fort, ils se sont lais­sés dépouiller sans com­bat­tre de ce sans quoi ils ne sont rien. Et ce faisant, ils ont oublié que ce pou­voir, qu’ils lais­saient fil­er, n’é­tait pas le leur mais celui du peu­ple. En per­dant la puis­sance, ils ont donc trahi les Français, en même temps qu’ils affaib­lis­saient la démoc­ra­tie et qu’ils gâchaient les chances de la France.

Les puis­sants sont devenus impuis­sants, là est le cœur de tous nos maux.

1. Zadig, le TGV à vapeur, édi­tions Vox pop­uli, 2003.
2. Le Figaro, 15 novem­bre 2005.

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