L’autre scénario. Chapitre 13 : Trois coups pour l’Europe

22 juin 2020

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Ils sont nom­breux et divers, mais ils con­stituent une famille. Ils ont la même orig­ine, leurs cul­tures sont proches et ils ont été façon­nés par les mêmes reli­gions. Ils ont tour à tour joué les pre­miers rôles et subi des revers. Ils ont cha­cun œuvré pour leur compte, mais, rassem­blées, leurs œuvres con­stituent un tré­sor unique. On les a craints et admirés mais aus­si méprisés et haïs. Ils ont été forts et par­fois dom­i­na­teurs, aujour­d’hui ils sont mod­estes et trop sou­vent con­trits. Ils se sont com­bat­tus, par­fois dans l’hon­neur, par­fois sans mer­ci, mais ils sont aujour­d’hui en paix. Ils ont tou­jours su com­ment se divis­er, mais aujour­d’hui ils ne savent pas com­ment s’unir.

Ce sont les peu­ples européens. Ils ont, l’un après l’autre, dom­iné le con­ti­nent et mar­qué le monde. Cha­cun a engen­dré sa cul­ture qui, toutes ensem­ble, représen­tent une richesse ines­timable. À ce titre, les peu­ples de notre con­ti­nent con­stituent une réelle com­mu­nauté de civil­i­sa­tion. Une com­mu­nauté qui pour l’in­stant s’in­car­ne plus dans leur héritage com­mun que dans leur des­tin aujour­d’hui incer­tain. Car ils ont per­du de leur superbe et n’ont plus, cha­cun pris isolé­ment, la force ni le poids pour s’im­pos­er comme par le passé. Et s’ils peu­vent encore se con­cur­rencer, ils n’ont plus de motifs majeurs pour s’af­fron­ter. Ils parta­gent main­tenant les mêmes intérêts et subis­sent les mêmes menaces.

Aus­si doivent-ils s’in­ter­roger sur leur avenir com­mun. Le monde dans lequel nous vivons n’est plus celui qu’ils ont décou­vert et qu’ils ont con­trôlé pen­dant des siè­cles. La terre leur a échap­pé et les peu­ples qu’ils ont dom­inés ou les nations qu’ils ont créées ont acquis leur autonomie. Cer­tains d’en­tre eux les ont dépassés, d’autres sont en train de le faire et le globe prend aujour­d’hui un nou­veau vis­age. Il se struc­ture, selon un sché­ma mul­ti­po­laire, autour de quelques grands ensem­bles par­mi lesquels il y aura les États-Unis, mais aus­si la Chine, l’Inde, la nébuleuse islamique. Hélas, il n’y aura pas la France ni aucune des autres nations européennes. La seule grande ques­tion qui se pose est de savoir s’il y aura notre continent.

Face à ces muta­tions, ma con­vic­tion est qu’il faut tout entre­pren­dre pour que l’Eu­rope s’in­scrive dans ce nou­veau cadre et que notre con­ti­nent devi­enne, lui aus­si, un grand pôle de puis­sance. Je pense d’ailleurs qu’il faut aller plus loin et chercher à faire de l’Eu­rope la pre­mière puis­sance mondiale.
Tel devrait être le but prin­ci­pal de la con­struc­tion européenne. Plutôt que de faire entr­er l’Asie Mineure en son sein, plutôt que de l’ex­pos­er sans pro­tec­tion aux excès de la mon­di­al­i­sa­tion, plutôt que de la faire pass­er sous les fourch­es caudines des États-Unis, plutôt que de la corseter dans un car­can régle­men­taire étouf­fant, les dirigeants brux­el­lois auraient dû se fix­er comme prin­ci­pal objec­tif de ren­dre sa force à l’Eu­rope et de don­ner à notre con­ti­nent la pre­mière place dans le monde.

Pareil pro­jet peut paraître utopique, mais je suis con­va­in­cu qu’il est réal­is­able car notre con­ti­nent dis­pose tou­jours des atouts néces­saires pour y par­venir. Sur le plan économique, l’Eu­rope se place déjà en tête puisqu’avec un PIB de dix mille mil­liards d’eu­ros, elle fait jeu égal avec les États-Unis. Et s’il est vrai qu’actuelle­ment, l’é­conomie européenne a un taux de crois­sance beau­coup plus faible que celui de la Chine par exem­ple, le PIB de cette dernière est encore loin du nôtre en valeur absolue.

Sur le plan démo­graphique, l’U­nion européenne entre aus­si dans la caté­gorie des géants, puisqu’elle se situe en troisième posi­tion dans le monde, loin devant les États-Unis avec qua­tre cent cinquante-cinq mil­lions d’habi­tants con­tre deux cent qua­tre-vingt-quinze mil­lions. Et, si la pop­u­la­tion européenne est très inférieure à celle de la Chine (1,3 mil­liard d’habi­tants) ou de l’Inde (un mil­liard), c’est dans un rap­port de un à trois ou de un à deux, ce qui ne con­stitue pas un hand­i­cap insurmontable.

Certes, la fécon­dité européenne est insuff­isante et devrait faire l’ob­jet d’une grande poli­tique natal­iste. Certes, la crois­sance économique de l’U­nion européenne est faible et devrait être stim­ulée par des ini­tia­tives d’en­ver­gure. Mais l’Eu­rope dis­pose encore de tous les atouts pour s’im­pos­er dans le monde. D’au­tant qu’en dehors du poids de son économie et de l’im­por­tance de sa pop­u­la­tion, elle n’a rien per­du de ses tal­ents, de sa créa­tiv­ité et de son savoir-faire. L’Eu­rope, si elle le décidait, pour­rait sans dif­fi­culté majeure s’im­pos­er comme la pre­mière puis­sance mondiale.

Le prin­ci­pal prob­lème est qu’elle ne le sait pas. Et, à cet égard, j’ai été frap­pé par les résul­tats des derniers jeux Olympiques d’Athènes. Offi­cielle­ment, les grands vain­queurs ont été les États-Unis d’Amérique avec cent trois médailles (dont trente-cinq en or) et der­rière eux, de façon révéla­trice, la Chine avec soix­ante-trois médailles (dont trente-deux en or). Et cha­cun de com­menter ces résul­tats en expli­quant qu’ils sont emblé­ma­tiques des nou­veaux rap­ports de force et qu’ils pré­fig­urent un monde dom­iné par le cou­ple sino-améri­cain. Pour­tant, si l’on addi­tionne les médailles gag­nées par les ath­lètes des pays mem­bres de l’U­nion européenne, c’est elle qui l’emporte et de loin, écras­ant tous ses con­cur­rents avec deux cent qua­tre-vingt-six médailles (dont qua­tre-vingt-une en or).

Il ne s’ag­it que de sport, mais ce pal­marès me paraît illus­tr­er par­faite­ment la réal­ité géopoli­tique du monde d’au­jour­d’hui et les per­spec­tives qui s’ou­vrent à l’Eu­rope de demain. Si celle-ci refuse de s’ériger en grande puis­sance, ce sont en effet la Chine et les États-Unis qui domineront le monde. Pour­tant, l’Eu­rope peut, elle aus­si, devenir la pre­mière puis­sance mondiale.

Elle en a par­faite­ment les moyens et la seule ques­tion qui se pose est de savoir si ses dirigeants le veu­lent. Pourquoi en effet n’ont-ils pas mis en évi­dence ces superbes résul­tats de l’Eu­rope aux jeux Olympiques ? Les médias, d’habi­tude si prompts à faire la pro­mo­tion de la con­struc­tion européenne, ont totale­ment passé sous silence ces scores mag­nifiques. Sans doute n’y a‑t-il là rien de for­tu­it car la classe poli­tique et médi­a­tique ne veut pas d’une Europe puis­sante et paraît tétanisée à l’idée de mon­tr­er l’U­nion européenne dom­i­nant tous ses concurrents.

Pour­tant, n’est-ce pas une per­spec­tive plutôt séduisante que de voir notre con­ti­nent repren­dre toute sa place dans le monde ? N’est-ce pas autour d’un tel pro­jet que l’on pour­rait sus­citer enfin une véri­ta­ble adhé­sion à la con­struc­tion européenne ? Si l’U­nion, au lieu de se per­dre dans les méan­dres des débats insti­tu­tion­nels, au lieu de s’en­lis­er dans le marécage des régle­men­ta­tions ten­tac­u­laires, au lieu de céder aux chimères de son élar­gisse­ment asi­a­tique, se con­sacrait à tout ce qui peut ren­forcer sa puis­sance col­lec­tive, tout changerait.

Si elle agis­sait ain­si, de façon prag­ma­tique et volon­tariste, elle acquer­rait une iden­tité, elle aurait un but à attein­dre, et les ques­tions qui la paral­y­sent aujour­d’hui se trou­veraient naturelle­ment résolues. Si l’on suit cette voie, si l’on veut que l’Eu­rope devi­enne la plus grande des puis­sances, alors tout devient sim­ple. Il s’ag­it en effet d’un pro­jet que cha­cun peut com­pren­dre et auquel tout le monde peut se ral­li­er : on sait où l’on va et ce qu’il faut faire. D’ailleurs, n’est-ce pas la seule per­spec­tive véri­ta­ble qui soit offerte à notre con­ti­nent ? En tout cas, Chris­t­ian Saint-Éti­enne le souligne claire­ment : « Une Europe de lib­ertés formelles qui ne serait pas une com­mu­nauté de puis­sance ne serait qu’une coquille vide. (1) »

Je suis donc par­ti­san de chang­er com­plète­ment l’ori­en­ta­tion qui a été don­née à l’Eu­rope depuis plusieurs décen­nies et, plus pré­cisé­ment, de faire exacte­ment le con­traire de ce qui a été fait. Aujour­d’hui, Brux­elles s’oc­cupe de tout et de n’im­porte quoi, sauf de l’essen­tiel. L’Eu­rope de demain devrait se con­sacr­er à l’essen­tiel et laiss­er les États s’oc­cu­per du reste. Il s’a­gi­rait pour les instances de l’U­nion de renon­cer à la plu­part de leurs com­pé­tences con­cer­nant la vie quo­ti­di­enne des citoyens pour se con­cen­tr­er sur tout ce qui peut ren­dre sa puis­sance col­lec­tive à l’Europe.

Les domaines d’in­ter­ven­tion de la Com­mis­sion européenne n’ont actuelle­ment plus de lim­ites. Le diamètre des cig­a­rettes, les dates d’ou­ver­ture de la chas­se, les normes d’hy­giène pour les abat­toirs, rien n’échappe à sa frénésie régle­men­taire. Ce proces­sus de nor­mal­i­sa­tion est d’ailleurs allé si loin que l’u­ni­fi­ca­tion juridique de l’U­nion européenne se trou­ve sans doute plus poussée que celle des États-Unis. Ain­si cer­tains États améri­cains appliquent-ils la peine de mort alors que d’autres l’ont abrogée. En Europe, une telle dis­par­ité est pro­scrite et serait jugée insup­port­able. Pour­tant, cette diver­sité n’empêche nulle­ment les Améri­cains de con­stituer la pre­mière puis­sance mon­di­ale. Et pour cause, le gou­verne­ment fédéral améri­cain se préoc­cupe de la puis­sance des États-Unis alors que la Com­mis­sion de Brux­elles ignore totale­ment cet impératif !

Il est dès lors indis­pens­able de redis­tribuer entière­ment les cartes entre l’U­nion et les États, et ce faisant, de per­me­t­tre aux pays du con­ti­nent de retrou­ver une véri­ta­ble marge de manœu­vre poli­tique. Pour autant, s’il est béné­fique que les nations dis­posent à nou­veau d’une par­tie impor­tante de leur sou­veraineté, je ne suis pas opposé à ce qu’elles en trans­fèrent une autre part à l’éch­e­lon européen, à con­di­tion toute­fois que ce dernier en fasse un instru­ment de puissance.

Là encore il con­vient de chang­er de cap à cent qua­tre-vingt degrés. Aujour­d’hui, la struc­ture brux­el­loise réduit au min­i­mum la sou­veraineté des nations et ne fait rien de celle qui lui est déléguée. Il nous faut main­tenant une Europe qui préserve au max­i­mum le pou­voir des États et qui développe à son niveau une vraie sou­veraineté européenne. Sor­tons du débat archaïque entre sou­verain­istes et européistes, pour ou con­tre les délé­ga­tions de sou­veraineté ! La vraie ques­tion est de savoir si Brux­elles val­orise ou neu­tralise le pou­voir qui lui est con­fié. À cet égard, il faut une réponse claire : les insti­tu­tions européennes ne doivent plus anni­hiler mais démul­ti­pli­er la sou­veraineté. Elles doivent, en d’autres ter­mes, créer de la puissance.

C’est cet impératif qui devrait devenir, dans tous les domaines, le mot d’or­dre de l’U­nion : ren­forcer la puis­sance col­lec­tive de l’Eu­rope. En matière économique, notre con­ti­nent devrait adopter une démarche offen­sive. Or aujour­d’hui, avec une Com­mis­sion jouant un rôle pure­ment répres­sif, il n’en est rien. L’ac­tion prin­ci­pale de cette dernière, placée sous le signe de la libre con­cur­rence, con­siste en effet à pro­scrire les aides aux entre­pris­es et à lim­iter les regroupe­ments ou les fusions de sociétés. Il y a quelques années, par exem­ple, elle a délibéré­ment freiné le gou­verne­ment français dans ses démarch­es pour sauver Alstom, prenant cynique­ment le risque de voir ce fleu­ron de notre indus­trie dépos­er son bilan. De même, elle a inter­dit à Péchiney d’ac­quérir le Cana­di­en Alcan, ce qui a per­mis à ce dernier d’a­cheter quelques années plus tard la société française leader dans la pro­duc­tion d’a­lu­mini­um. Dans les deux cas, la Com­mis­sion a joué con­tre les intérêts indus­triels de la France et donc de l’Europe.

En rup­ture avec cette poli­tique absurde, je pense que l’U­nion doit se préoc­cu­per doré­na­vant de sus­citer, favoris­er et encour­ager la créa­tion de grands groupes indus­triels européens capa­bles de devenir des numéros un mon­di­aux. Il faut à notre con­ti­nent une véri­ta­ble stratégie indus­trielle visant à plac­er l’Eu­rope en tête dans tous les domaines d’ac­tiv­ité possibles.

Air­bus, qui a réal­isé l’A380, le plus grand avion de ligne jamais con­stru­it, mon­tre ce que l’Eu­rope peut accom­plir lorsque ses gou­verne­ments en ont la volon­té et que ses indus­triels et ses ingénieurs tra­vail­lent ensem­ble pour val­oris­er leurs com­pé­tences. Certes, Air­bus et sa com­pag­nie mère, EADS, ne sont pas à l’abri des aléas con­jonc­turels, mais, en dépit des dif­fi­cultés qu’ils peu­vent con­naître, leur suc­cès demeure éton­nant. En 1974, Air­bus vendait qua­tre appareils quand Boe­ing en livrait cent qua­tre-vingt-neuf. En 2003, l’avion­neur européen en a livré trois cent cinq et Boe­ing deux cent qua­tre-vingts. En vingt-cinq ans, Air­bus a réus­si à égaler le géant améri­cain de l’aéro­nau­tique civile et à s’im­pos­er comme l’un des deux con­struc­teurs mon­di­aux. Pourquoi ne pas généralis­er cette démarche ?

L’un de mes cama­rades de Poly­tech­nique, occu­pant d’im­por­tantes fonc­tions à EADS, me dis­ait com­bi­en il était frap­pé par la qual­ité des équipes d’ingénieurs européens com­parée à celle des Améri­cains. « Nous n’avons aucun com­plexe à avoir, me con­fi­ait-il, et je suis cer­tain que, si c’est vrai dans mon secteur, ça l’est aus­si ailleurs ! Ceux qui ne sont pas à la hau­teur, ce sont les poli­tiques. S’ils l’é­taient, c’est sûr, l’Eu­rope passerait devant les États-Unis. » Sans doute était-il grisé par le suc­cès de l’Air­bus A380, mais je suis comme lui con­va­in­cu que beau­coup de pro­jets ambitieux sont à la portée de notre continent.

Pourquoi ne rien entre­pren­dre de tel dans les secteurs de l’in­for­ma­tique, de l’élec­tron­ique, de la biolo­gie, de la robo­t­ique, de l’é­colo­gie, de l’én­ergie ou des nan­otech­nolo­gies ? Dans tous ces domaines et dans bien d’autres, l’U­nion devrait chercher à plac­er l’in­dus­trie européenne à la pre­mière place mondiale.

Il faut, pour cela, utilis­er tous les atouts pos­si­bles. Et l’eu­ro pour­rait, à cet égard, con­stituer un instru­ment par­ti­c­ulière­ment utile. Main­tenant qu’il a été mis en cir­cu­la­tion, ne pour­rait-il pas servir la puis­sance de notre con­ti­nent et faire pièce au dol­lar ? Aujour­d’hui, la supré­matie du bil­let vert per­met aux Améri­cains de faire pay­er leur déficit par le reste du monde et de plac­er leur sys­tème de pro­duc­tion et d’échange à l’abri des aléas moné­taires inter­na­tionaux. Pourquoi l’eu­ro n’of­frirait-il pas demain à l’é­conomie des pays européens des avan­tages com­pa­ra­bles à ceux que le dol­lar pro­cure à celle des États-Unis ?

Pareille muta­tion est par­faite­ment réal­is­able pour peu que l’Eu­rope réus­sisse à faire de l’eu­ro une véri­ta­ble mon­naie inter­na­tionale de change et de réserve. Pous­sons les pays tiers à con­stituer leurs stocks de devis­es non seule­ment en dol­lars mais aus­si en euros ! Le proces­sus en ce sens est d’ailleurs déjà engagé et doit être encour­agé par tous les moyens. Invi­tons égale­ment les entre­pris­es européennes à libeller en euros leurs con­trats à l’ex­por­ta­tion comme à l’im­por­ta­tion ! Fac­tur­ons de la sorte nos Air­bus, nos TGV ain­si que les tirs d’Ar­i­ane et payons de la même façon le pét­role et les pro­duits chi­nois importés.

Si la devise européenne devient ain­si, en con­cur­rence avec le bil­let vert, une mon­naie du com­merce mon­di­al, les économies et les indus­triels européens cesseront d’être trib­u­taires des cours du dol­lar et des aléas de la poli­tique et de l’é­conomie améri­caine. L’Eu­rope dis­posera d’un out­il sup­plé­men­taire pour sa puis­sance économique. Une puis­sance qui devrait être ren­for­cée par la recherche et le développe­ment dont cha­cun sait qu’ils con­di­tion­nent les suc­cès industriels.

Dans ce domaine, le para­doxe est total. L’Eu­rope, qui représente, dans l’his­toire de l’hu­man­ité, le prin­ci­pal foy­er de cul­ture et d’in­tel­li­gence et qui a apporté au monde l’essen­tiel de ses décou­vertes, cette Europe con­naît aujour­d’hui un déclin de la recherche et de l’in­no­va­tion. Une sit­u­a­tion d’au­tant plus inquié­tante que beau­coup de nos sci­en­tifiques, mal soutenus, mal aidés et mal con­sid­érés, se voient con­traints, pour men­er à bien leurs travaux, de s’ex­pa­tri­er outre-Atlantique.

Il faut met­tre un terme à ce proces­sus délétère et faire de la recherche une grande pri­or­ité de l’Eu­rope. Et, si l’U­nion ne doit pas se sub­stituer aux États dans la déf­i­ni­tion et la mise en œuvre de leur poli­tique en ce domaine, elle doit en revanche agir comme un inci­ta­teur en créant l’é­mu­la­tion et la dynamique. Dans cet esprit, pourquoi ne prendrait-elle pas l’ini­tia­tive de grands pro­jets qui ne peu­vent pas être réal­isés à l’échelle d’un seul pays mais que l’Eu­rope dans son ensem­ble pour­rait men­er à bien ?

Pourquoi, par exem­ple, ne décide-t-elle pas de ravir aux Améri­cains le lead­er­ship de la recherche spa­tiale ? Pourquoi ne lance-t-elle pas un vaste pro­gramme visant à installer une base habitée sur la Lune ou à envoy­er des Européens sur Mars ? Ces pro­jets, il est vrai, coû­tent cher, mais, en retour, ils provo­quent d’in­nom­brables retombées économiques et sci­en­tifiques. Et y a‑t-il un meilleur moyen de ren­dre aux Européens la con­science et la fierté de ce qu’ils sont ? Les Chi­nois ont bien com­pris, quant à eux, quel enjeu sci­en­tifique, économique et psy­chologique représente la con­quête spa­tiale, aus­si me paraît-il impens­able que notre con­ti­nent ne relève pas ce défi et se laisse dépass­er, non seule­ment par les États-Unis, mais aus­si par la Chine.

La puis­sance économique, con­fortée par l’in­dus­trie, la mon­naie et la sci­ence, est à la portée de l’Eu­rope ; elle peut la con­quérir car elle en a par­faite­ment les moyens. Encore faut-il qu’elle recou­vre son indépen­dance col­lec­tive qui n’est plus aujour­d’hui que juridique et ver­bale. L’Eu­rope est en effet tenue par toutes sortes de liens, dont la plu­part d’ailleurs la soumet­tent à l’im­peri­um améri­cain. Cette réal­ité, qui con­cerne le com­merce, la mon­naie, la sci­ence ou l’in­dus­trie, se fait par­ti­c­ulière­ment pesante sur le plan poli­tique et mil­i­taire et crée une sit­u­a­tion de sub­or­di­na­tion que les pays européens ont jusqu’à présent docile­ment acceptée.

Il est temps main­tenant de libér­er notre con­ti­nent de la tutelle de Wash­ing­ton et, pour ce faire, de rompre avec l’Otan, c’est-à-dire de couper le lien par lequel les États-Unis assurent leur dom­i­na­tion. Je suis par­ti­san que les États européens sor­tent de l’Or­gan­i­sa­tion du traité de l’At­lan­tique Nord et créent à sa place une alliance autonome pour se dot­er col­lec­tive­ment de la puis­sance mil­i­taire et acquérir un poten­tiel com­pa­ra­ble à celui des Américains.

L’Otan n’a en effet plus de rai­son d’être. Créée en 1949 pour faire face à l’ar­mée rouge et con­tr­er le bloc sovié­tique, elle a assuré la défense du monde libre et main­tenu la paix en Europe occi­den­tale pen­dant trois décen­nies. Par son inter­mé­di­aire, les Améri­cains, il faut le soulign­er, ont sup­pléé les carences des pays de la Com­mu­nauté européenne, lesquels avaient fail­li à leurs respon­s­abil­ités en renonçant à assur­er eux-mêmes leur pro­pre défense.

Aujour­d’hui, cepen­dant, l’URSS et le pacte de Varso­vie ont dis­paru et l’Otan n’a plus de réelle fonc­tion. La pro­tec­tion qu’as­sur­aient les Améri­cains en Europe n’est donc plus néces­saire, mais la tutelle qu’ils exerçaient sur elle demeure et, cha­cun l’a com­pris, l’Or­gan­i­sa­tion ne sub­siste plus que pour main­tenir les pays européens sous la coupe des États-Unis. Cette dom­i­na­tion, déjà humiliante au vingtième siè­cle alors qu’elle avait une con­trepar­tie, est dev­enue insup­port­able main­tenant qu’elle n’a plus aucune utilité.

Les pays européens doivent retrou­ver un peu de dig­nité et de courage et sor­tir de l’Otan pour créer leur pro­pre organ­i­sa­tion mil­i­taire. Il s’ag­it là, j’en suis con­va­in­cu, d’une ques­tion déter­mi­nante pour notre avenir. Si les États européens con­tin­u­ent de pass­er sous les fourch­es caudines de l’Otan, l’Eu­rope, et avec elle la France, sont con­damnées au déclin. Si, en revanche, ils s’en émancipent et fondent ensem­ble une alliance mil­i­taire autonome, ils créeront une dynamique d’indépen­dance et de puis­sance qui peut con­duire notre con­ti­nent et notre pays à un grand renouveau.

Et que l’on ne cherche pas de mau­vais pré­textes diplo­ma­tiques ou financiers pour éviter de s’en­gager dans cette voie ! Pour peu que les pays européens le veuil­lent, il n’y a aucun obsta­cle diri­mant à la réal­i­sa­tion d’un tel pro­jet. N’ou­blions pas que l’Eu­rope des vingt-cinq dis­pose d’un PIB équiv­a­lent à celui des États-Unis. Elle a donc par­faite­ment les moyens économiques et budgé­taires de sup­port­er un appareil mil­i­taire com­pa­ra­ble à celui des Américains.

Sans compter qu’il n’est pas néces­saire, pour con­stru­ire cette alliance, de met­tre en cause la sou­veraineté des États et de créer, comme cer­tains en ont le pro­jet, une armée européenne inté­grée. Mon sen­ti­ment est qu’il faut con­stituer une sim­ple alliance, dont l’Otan pour­rait d’ailleurs servir de mod­èle. L’ob­jec­tif est de coor­don­ner les dif­férentes armées d’Eu­rope, de stan­dard­is­er leurs struc­tures, leurs équipements, leurs arme­ments, leurs modes d’en­gage­ment ain­si que leurs procé­dures tac­tiques et d’in­stituer un com­man­de­ment commun.

La réal­i­sa­tion d’une telle alliance, indépen­dante des États-Unis, ne devrait d’ailleurs pas con­duire les Européens à se retourn­er con­tre les Améri­cains et encore moins à les con­sid­ér­er comme des adver­saires. Il s’ag­it sim­ple­ment de pren­dre en compte les don­nées nou­velles du monde d’au­jour­d’hui. La planète n’est plus divisée en deux blocs antag­o­nistes et, dans le monde mul­ti­po­laire qui s’ou­vre, chaque pôle se trou­ve en con­cur­rence avec tous les autres. Les Améri­cains l’ont bien com­pris qui cherchent à affaib­lir l’Eu­rope pour éviter qu’elle ne devi­enne une puis­sance rivale. Notre con­ti­nent peut donc main­tenir avec les États-Unis des liens priv­ilégiés, forgés par l’his­toire et jus­ti­fiés par l’ex­is­tence de men­aces com­munes comme celle de l’is­lamisme, mais cette sol­i­dar­ité occi­den­tale ne doit nulle­ment l’empêcher de retrou­ver pleine­ment son indépendance.

Je crois que les Améri­cains seraient les pre­miers à le com­pren­dre. J’ai tou­jours été frap­pé de con­stater dans quelle per­plex­ité la faib­lesse des Européens plonge les sphères dirigeantes de Wash­ing­ton. Certes, offi­cielle­ment, on s’a­gace chaque fois que la ligne suiv­ie par les États européens n’est pas exacte­ment celle du gou­verne­ment améri­cain, mais, dans le fond, il y a comme du mépris éton­né pour ce vieux con­ti­nent qui n’est plus capa­ble de se faire respecter et de jouer des rap­ports de force. Comme me l’avait dit un fonc­tion­naire du départe­ment d’É­tat impliqué dans une de ces struc­tures dédiées au dia­logue transat­lan­tique, « vous autres Européens, vous ne voulez plus de la puis­sance, mais vous protestez quand vous la subis­sez ». Et d’a­jouter : « Pour­tant, la puis­sance, vous savez ce que c’est et vous l’avez sous la main ! » Suiv­ons donc le con­seil de cet expert améri­cain et redonnons à l’Eu­rope son indépen­dance et sa puissance.

Pareil redresse­ment restera cepen­dant insuff­isant si nous ne ren­dons pas à notre con­ti­nent la con­science et la fierté de ce qu’il est. Une entité poli­tique qui n’af­firme pas ses valeurs, ses tra­di­tions et sa cul­ture, bref qui n’est pas fière de la civil­i­sa­tion qu’elle porte, ne peut pas sur­vivre et encore moins peser dans le monde. L’i­den­tité est aus­si impor­tante que l’indépen­dance et la puissance.

L’Eu­rope n’a donc aucun avenir et cessera d’ex­is­ter si elle s’élar­git au-delà de ses fron­tières naturelles en accep­tant en son sein des pays qui, telle la Turquie, n’ap­par­ti­en­nent nulle­ment à sa civil­i­sa­tion. Une entité qui s’é­tendrait, comme en rêvent cer­tains, du Sahara à la Mésopotamie détru­irait l’Eu­rope et ne déboucherait sur rien, sinon sur le chaos. Est-il besoin de le pré­cis­er, l’Eu­rope doit rester européenne et n’a de sens que si elle se fonde sur la com­mune civil­i­sa­tion des peu­ples qui la com­posent. Comme l’écrit Valéry Gis­card d’Es­taing, « Les déci­sions pris­es sur les fron­tières déter­mineront l’i­den­tité his­torique et cul­turelle de l’Eu­rope et affecteront la nature même du  » pro­jet  » de l’Eu­rope, c’est-à-dire le choix entre une Europe iden­ti­taire et une vaste zone à voca­tion stricte­ment économique (2) ».

Faisons le choix de l’Eu­rope iden­ti­taire et fixons-en, une fois pour toutes, les lim­ites ultimes. Un exer­ci­ce géopoli­tique au demeu­rant rel­a­tive­ment facile à men­er : ont voca­tion à faire par­tie de l’Eu­rope tous les pays qui procè­dent de sa civil­i­sa­tion et qui con­stituent son con­ti­nent. Les fron­tières de l’U­nion sont donc naturelles : au nord, l’océan Arc­tique ; à l’ouest, l’océan Atlan­tique ; au sud, la mer Méditer­ranée. Quant à l’Est, la fron­tière ne peut être qu’une ligne ancrée à la Bul­gar­ie au sud et à la Fin­lande au nord. Jusqu’où cette ligne doit-elle aller vers l’est ? Il est clair qu’elle ne peut com­pren­dre la Russie qui représente une fédéra­tion beau­coup trop vaste pour faire par­tie de l’U­nion et dont la voca­tion est d’ailleurs de devenir par elle-même un pôle de puis­sance. L’Eu­rope doit en revanche entretenir avec cette grande nation des liens d’ami­tié et de sol­i­dar­ité très étroits. C’est pourquoi il n’est sans doute pas souhaitable d’in­clure, dans le périmètre ultime de l’Eu­rope insti­tu­tion­nelle, des pays qui ont tra­di­tion­nelle­ment voca­tion à graviter dans l’or­bite de Moscou, comme la Biélorussie ou l’Ukraine.

Sur la base de fron­tières ain­si définies, l’avenir de l’U­nion devrait être à la fois clair et cer­tain. Les États qui, comme la Turquie, se trou­vent à l’ex­térieur de cette ligne devraient y rester, quitte à sign­er avec l’Eu­rope des traités d’al­liance. En revanche, ceux qui sont à l’in­térieur et qui n’ap­par­ti­en­nent pas encore aux insti­tu­tions européennes auraient voca­tion, le moment venu, à y adhér­er. Ain­si pour­rait se trou­ver défini­tive­ment établie l’i­den­tité de l’U­nion, non pas dans une atti­tude d’op­po­si­tion au monde extérieur, mais dans le souci pri­mor­dial d’ex­is­ter par soi-même. Comme le souligne Élie Bar­navi, l’Eu­rope doit savoir définir un  » eux  » et un  » nous « , et se dot­er d’une fron­tière, laque­lle « n’est pas for­cé­ment hos­tile ni imper­méable, elle peut, elle doit, être ami­cale et poreuse, mais […] il faut d’abord qu’elle existe (3) ». Il est temps de rétablir le car­ac­tère européen de l’Eu­rope, de fix­er ses fron­tières et d’af­firmer son iden­tité : notre con­ti­nent se suf­fit à lui-même. Pour être une grande puis­sance, la Chine n’a pas besoin d’an­nex­er l’Aus­tralie ni les États-Unis le Mexique.

Si l’Eu­rope a besoin de fron­tières physiques, il lui faut aus­si des fron­tières cul­turelles, c’est-à-dire une con­science de ses valeurs pro­pres, de ses orig­ines com­munes, de la grandeur de son passé, des œuvres accom­plies par ses enfants. Il lui faut éprou­ver cette dif­férence qui fait qu’elle existe, non pas con­tre les autres, mais en dehors d’eux. Cette exi­gence implique égale­ment de pren­dre en compte la dimen­sion spir­ituelle de notre iden­tité. Celle du chris­tian­isme d’abord puisque notre civil­i­sa­tion a été imprégnée et façon­née par des siè­cles de reli­gion chré­ti­enne, une réal­ité qui s’im­pose à tous, que l’on soit ou non chré­tien et pra­ti­quant. Mais, au-delà, elle doit retrou­ver cette tran­scen­dance et ce sens du sacré qui, de tout temps et en tout lieu, ont habité nos nations et leur ont don­né tant de force et d’hu­man­ité. Notre con­ti­nent ne ren­tr­era pas dans l’his­toire sans renouer avec ce qu’il y a de plus pro­fond et de plus sacré dans les valeurs de sa civil­i­sa­tion. L’Eu­rope doit exis­ter de nou­veau, non seule­ment comme une entité économique et poli­tique, mais aus­si comme une réal­ité cul­turelle et spirituelle.

Tels sont donc les principes de la nou­velle Europe qu’il faudrait pro­mou­voir en lieu et place du pro­jet brux­el­lois. Alors que les européistes cherchent à détru­ire les nations pour édi­fi­er une con­struc­tion pure­ment juridique, sans iden­tité ni fron­tière, sans force ni sou­veraineté, sans souf­fle ni esprit, je suis d’avis qu’on fasse de notre con­ti­nent une grande puis­sance autonome, enrac­inée dans sa civil­i­sa­tion et respectueuse des nations qui la com­posent. Si pareil pro­jet voy­ait le jour, ce serait pour notre con­ti­nent, comme pour la planète, un change­ment majeur et salutaire.

L’Eu­rope pour­rait en effet pro­mou­voir une nou­velle con­cep­tion des rela­tions inter­na­tionales plus équili­brée et apaisée que celle qui pré­vaut actuelle­ment. Face à la mon­di­al­i­sa­tion débridée qui provoque de pro­fonds trau­ma­tismes aus­si bien dans les pays rich­es que dans les États pau­vres, elle pour­rait plaider pour une régu­la­tion des échanges inter­na­tionaux. Est-il bien raisonnable, par exem­ple, d’aller tou­jours plus loin dans la sup­pres­sion bru­tale et aveu­gle des obsta­cles au com­merce ? N’est-il pas temps de maîtris­er un tant soit peu le proces­sus de mon­di­al­i­sa­tion et d’in­stau­r­er des éclus­es douanières entre les ensem­bles économiques homogènes ?

Un tel dis­posi­tif, étab­lis­sant des tax­es ou des quo­tas en con­trepar­tie de coûts salari­aux exagéré­ment bas ou de taux de change moné­taires ouverte­ment sous-éval­ués, per­me­t­trait de mieux préserv­er l’in­dus­trie des pays dévelop­pés et de lut­ter avec effi­cac­ité con­tre les délo­cal­i­sa­tions. Ce serait un out­il sup­plé­men­taire pour com­bat­tre le chô­mage en France et en Europe, mais ce serait égale­ment un instru­ment utile pour main­tenir sur notre sol les indus­tries indis­pens­ables à notre indépen­dance stratégique.

Ce proces­sus de régu­la­tion servi­rait aus­si à préserv­er les intérêts des ouvri­ers tra­vail­lant dans les pays émer­gents. Un con­trôle ren­for­cé du com­merce offrirait en effet la pos­si­bil­ité d’in­ter­dire à l’im­por­ta­tion ou de tax­er les pro­duits fab­riqués sans respect de la dig­nité humaine ni des droits soci­aux élé­men­taires ou dont les procédés de fab­ri­ca­tion ne respectent aucune de nos normes san­i­taires ni écologiques.

Une régu­la­tion inter­na­tionale des échanges per­me­t­trait de lim­iter ou de sanc­tion­ner les pra­tiques illégitimes du dump­ing moné­taire, social et écologique. Et une Europe puis­sante, por­teuse de cette vision raisonnable et maîtrisée de la mon­di­al­i­sa­tion, aurait la légitim­ité et la force pour faire pré­val­oir ce projet.

Elle pour­rait égale­ment jouer un rôle déter­mi­nant pour cor­riger les dérives inquié­tantes du cap­i­tal­isme mon­di­al. Aujour­d’hui en effet, les peu­ples et les nations sont con­fron­tés à un pou­voir cap­i­tal­is­tique de plus en plus puis­sant, de moins en moins béné­fique, et tou­jours plus indépen­dant du pou­voir des États. Or, cette évo­lu­tion n’est pas sans présen­ter de réels dangers.

Ain­si, le phénomène de con­cen­tra­tion des entre­pris­es qui sem­ble s’ac­célér­er paraît avoir comme seule lim­ite le mono­pole ou l’oli­go­p­o­le. Déjà, il n’y a plus que deux con­struc­teurs aéro­nau­tiques et com­bi­en y aura-t-il demain de ban­ques, de com­pag­nies d’as­sur­ance, de sociétés d’au­to­mo­biles ou de télé­com­mu­ni­ca­tions ? Si on laisse ce proces­sus se dévelop­per jusqu’à son terme, il pour­rait ne plus exis­ter de con­cur­rence pour défendre et pro­téger le con­som­ma­teur. Une per­spec­tive d’au­tant plus inquié­tante que, dans ces groupes, la logique indus­trielle tend à s’ef­fac­er devant la logique financière.
La mode n’est plus en effet aux cap­i­taines d’in­dus­trie et l’ob­jec­tif n’est plus d’en­tre­pren­dre, mais d’a­cheter ou de ven­dre pour offrir aux action­naires la rentabil­ité max­i­male de leur cap­i­tal. Et pour cela tout est bon : on exter­nalise ce qui peut l’être, on brade les fil­iales qui n’ont pas le taux de prof­it req­uis, on ferme les usines qui, bien que renta­bles, ne déga­gent pas suff­isam­ment de béné­fice, on licen­cie et on sous- traite pour tout con­cen­tr­er sur le cen­tre de prof­it. Les grandes sociétés ne se préoc­cu­pent plus vrai­ment de leurs clients, encore moins de leurs salariés, elles ne s’in­téressent plus qu’à leurs actionnaires.

Cet état d’esprit con­duit d’ailleurs les cap­i­tal­istes occi­den­taux à délo­calis­er tou­jours davan­tage vers l’Asie. Un proces­sus qui n’a pas non plus de lim­ites puisque sont main­tenant con­cernées non seule­ment les activ­ités à forte main-d’œu­vre mais aus­si celles qui font appel à la tech­nolo­gie de pointe. Les respon­s­ables des grands groupes occi­den­taux se trou­vent donc engagés dans un proces­sus à la fois mor­tifère et sui­cidaire qui, source de pré­car­ité, sus­cite déjà beau­coup de trou­bles soci­aux et peut à terme met­tre en cause notre prospérité et men­ac­er nos intérêts vitaux.

L’Eu­rope devrait donc lancer une réflex­ion d’en­ver­gure pour frein­er, enray­er, con­trôler, maîtris­er et réori­en­ter ces mécan­ismes mal­sains et faire à nou­veau pré­val­oir l’in­térêt général, celui des peu­ples et des nations.

Elle pour­rait, dans le même esprit, men­er le com­bat pour la sauve­g­arde des équili­bres écologiques de la planète et celui du développe­ment des régions les plus en retard comme l’Afrique. Certes, l’U­nion européenne se préoc­cupe déjà de ces caus­es, mais elle ne les défend que par le verbe. Ne dis­posant d’au­cun véri­ta­ble poids poli­tique, elle est certes écoutée avec sym­pa­thie, mais son engage­ment reste pure­ment sym­bol­ique. Si demain l’Eu­rope deve­nait une grande puis­sance, son dis­cours et ses exi­gences auraient une tout autre portée. Elle pour­rait faire tri­om­pher ses vues et peser réelle­ment sur l’évo­lu­tion du globe.

En ce sens, on voit que la con­struc­tion d’une puis­sance européenne servi­rait la paix et l’équili­bre du monde. Aujour­d’hui, la planète se trou­ve placée sous l’in­flu­ence exclu­sive d’une super­puis­sance aux posi­tions par­fois exces­sives. De plus, les forces économiques et diplo­ma­tiques qui régis­sent le globe se révè­lent sou­vent bru­tales et man­quent de mod­éra­tion. L’Eu­rope, grâce à sa matu­rité his­torique et aux valeurs de sa civil­i­sa­tion, reste, plus que toute autre, por­teuse d’équili­bre et de mesure. Son émer­gence comme grand pôle de puis­sance con­duirait à stabi-lis­er, à réguler et à paci­fi­er la vie internationale.
Comme me le con­fi­ait l’am­bas­sadeur d’un pays africain en poste à Paris, « la France est main­tenant trop petite à l’échelle de notre con­ti­nent. Les Améri­cains de leur côté ne com­pren­nent rien à notre cul­ture et à nos men­tal­ités. L’idéal pour nous ce serait une Europe qui compte et qui agisse ! ». Le retour de l’Eu­rope serait à l’év­i­dence béné­fique pour l’ensem­ble de la planète.

Il le serait aus­si pour les peu­ples européens. En retrou­vant col­lec­tive­ment la puis­sance, ceux-ci occu­peraient à nou­veau dans l’his­toire et dans le monde une place con­forme à leur passé et à leur génie pro­pre. Ils reprendraient con­fi­ance en eux-mêmes et se sen­ti­raient naturelle­ment portés à aller de l’a­vant, à innover et à entre­pren­dre. On peut penser que beau­coup des prob­lèmes qui demeurent aujour­d’hui irré­so­lus trou­veraient dès lors leur solu­tion. Car les peu­ples puis­sants con­nais­sent le suc­cès, ce sont des peu­ples que l’on respecte, que l’on admire, aux valeurs desquels on adhère, dont on aspire à devenir les amis et que l’on cherche à imiter.

Ain­si, par exem­ple, je suis con­va­in­cu que le retour de la puis­sance en Europe entraîn­erait un renou­veau de la cul­ture et de l’art sur le con­ti­nent. Ceux-ci, l’his­toire nous l’en­seigne, vont sou­vent de pair avec la vie et le mou­ve­ment. Ce n’est pas un hasard si, dans le passé, les artistes appré­ci­aient la cour des monar­ques puis­sants, s’ils fréquen­taient les grandes cap­i­tales et si aujour­d’hui ils man­i­fes­tent une dilec­tion par­ti­c­ulière pour New York.

En retrou­vant sa puis­sance, son indépen­dance et son iden­tité, l’Eu­rope serait en mesure de repren­dre sa place dans le monde et de jouer à nou­veau un rôle béné­fique pour les nations qui la com­posent comme pour les peu­ples de la terre.
Notre con­ti­nent et notre civil­i­sa­tion doivent faire leur retour sur scène. Il est temps de frap­per les trois coups pour l’Europe.

1. Chris­t­ian Saint-Éti­enne, La Puis­sance ou la Mort, Le Seuil, 2003.
2. Valéry Gis­card d’Estaing, Le Figaro, 6 mars 2005.
3. Op. cit.

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