Elle est ronde et elle tourne. Elle est belle et elle regorge d’une extraordinaire richesse. Nous la croyons unique, mais la science nous laisse à penser qu’il n’en est rien. Nous la connaissons entièrement depuis à peine plus d’un siècle. Cela fait quarante ans seulement qu’on peut la contempler de loin. Elle est fragile, mais la vie y trouve toujours son chemin. Nous lui devons tout, mais nous ne la respectons pas assez. Elle est bienveillante et féconde, mais elle peut être terrible et meurtrière.
Elle est la terre, cette planète qui a constitué notre berceau et que nous autres les hommes avons peuplée depuis peu. Elle est notre patrimoine commun, mais aussi le champ clos de nos querelles et de nos antagonismes. Autrefois, personne n’en mesurait les limites, aujourd’hui ses ressources nous paraissent trop limitées. On en fait le tour en quelques dizaines d’heures et, par l’image ou le voyage, on en connaît tous les recoins. Les informations et les échanges se multiplient entre les nations et les continents. Les hommes et les peuples apparaissent moins différents les uns des autres et leurs problèmes communs rendent leur solidarité plus nécessaire, sinon plus naturelle.
Certains en concluent que la terre serait engagée sur la voie d’une unification inéluctable. Une unification qui serait bénéfique et salutaire pour l’humanité. Cette idée, chère aux maîtres penseurs du politiquement correct, devient même un véritable acte de foi. Elle s’apparente au credo d’une nouvelle religion ou, à tout le moins, d’une nouvelle idéologie qu’on appelle le mondialisme. Et, de toutes les idées fausses de la pensée unique, le mondialisme est sans doute la plus puissante et la plus répandue. N’imprègne-t-elle pas l’ensemble de notre vie sociale et nationale ?
À l’école, dans les médias, dans les discours politiques, dans les études universitaires, il n’y en a que pour cette idée sommaire : la planète est devenue un village. Les frontières entre les nations vont disparaître, les barrières qui séparent les peuples vont s’effondrer. Les échanges iront se multipliant. Les mélanges de population, de culture et d’idées vont se généraliser. Et ce grand brassage, nous dit-on, servira la paix et l’harmonie. Les guerres, les conflits, les antagonismes s’effaceront. Les orgueils nationaux, le chauvinisme, l’intolérance et le racisme disparaîtront.
Avec ce melting-pot mondial, l’humanité est à l’aube d’une formidable mutation qui va la hisser à un degré supérieur de civilisation. Il faut donc, nous exhorte-t-on, communier dans ce grand mouvement rédempteur qui assurera le salut du genre humain : jetons au bûcher ces vieilles idées qui ont fait notre passé, l’attachement à sa terre, l’amour de son peuple, la fierté de sa nation. Mettons au musée tout ce qui nous a faits, notre culture, notre langue, notre art de vivre. Et entrons dans la modernité, celle du monde monochrome à la langue unique et au mode de vie standardisé.
D’ailleurs, toutes les occasions sont bonnes pour accélérer ce processus. Organise-t-on un festival de musique ? Ce sera sur le thème du métissage des cultures ! Veut-on vendre un soda ? On nous montrera des femmes et des hommes du monde entier se donnant la main en chantant « Nous sommes le peuple du monde » ! Interroge-t-on un artiste, un acteur, un membre du show-biz sur ses racines ? Il répondra qu’il est bien chez lui, mais qu’il se considère avant tout comme un citoyen du monde et qu’il se sent chez lui partout ! Veut-on organiser des jeux Olympiques à Paris ? L’esprit n’en est plus l’éthique de la compétition loyale et du dépassement de soi mais celle de la solidarité mondiale et de l’humanité fraternelle !
Quant aux jeunes Français, ils se trouvent plongés très tôt dans le bain des idées mondialistes. J’en ai eu le sentiment aigu un jour que je visitais un collège dans le Sud de la France avec un petit groupe d’élus. Nous entrons dans une salle de classe, le professeur faisait un cours d’instruction civique et le chef d’établissement lui demande de continuer. Il poursuit donc le dialogue qu’il avait engagé avec sa classe. Chacun devait dire d’où il venait et citer une coutume ou un objet de son pays ou de sa région. La classe était très cosmopolite et les propos se suivaient, souvent très bigarrés, lorsqu’arrive le tour d’une jeune fille à lunettes, très soignée de sa personne, dont on aurait juré qu’elle était la première de la classe. « Moi, je suis de Sospel mais je me sens de partout. La terre est notre vrai pays. » Le professeur nous regarde, un peu gêné. Puis il se rassure. Car aujourd’hui on ne risque rien à pécher par excès de mondialisme.
En revanche, malheur à celui qui rejette ce nouveau dogme. Dire qu’on préfère la France ou l’Europe, c’est incongru, malséant ou carrément odieux. Émettre la moindre réserve à l’égard de ce brassage, c’est s’engager sur un terrain miné, c’est se montrer ringard, réactionnaire ou pire encore. Bref, le mondialisme doit être notre croyance à tous. Il prépare le paradis sur terre et constitue notre horizon indépassable. Un point c’est tout.
Rien cependant n’est moins sûr et ce paradis pourrait bien se révéler maléfique. Car la doctrine mondialiste est fondée sur un malentendu qui m’a toujours profondément choqué. Elle mélange en effet l’observation de faits incontestables avec la propagation d’opinions subjectives. Si l’on ne peut pas contester l’existence même du processus de mondialisation, rien en revanche ne justifie qu’on y voie une évolution en tout point positive, qu’il faudrait accélérer sans la moindre précaution.
La mondialisation, qui correspond au rapetissement de la terre, lié au perfectionnement des moyens de transport et de télécommunication, constitue bien une réalité que personne ne peut nier. On peut en effet se déplacer aujourd’hui d’un bout à l’autre de la planète en moins d’une journée. On peut communiquer instantanément avec n’importe qui de l’autre côté du globe et recevoir en direct des messages d’un pays situé aux antipodes. La mondialisation résulte aussi de l’intensification des échanges commerciaux rendue possible grâce aux nouvelles techniques de fabrication, aux économies d’échelle et à la production de masse.
Chacun ne peut que reconnaître l’existence de ce phénomène qui, au demeurant, provoque une baisse des coûts et un accroissement de la richesse collective. Étant moi-même ingénieur et scientifique de formation, je m’intéresse vivement aux progrès extraordinaires des techniques. Le développement spectaculaire de l’aviation, les prouesses enregistrées dans le domaine des télécommunications, l’efficacité des nouvelles usines de production, la puissance des moyens de transport, toutes ces réalités suscitent mon admiration.
Pourtant, en contrepoint de ces succès scientifiques et techniques, nous subissons aussi une mondialisation des problèmes, liée à la raréfaction des ressources et à la globalisation des pollutions. Nous savons en effet que les matières premières et les ressources énergétiques fossiles se trouvent en quantité limitée sur la planète. Nous constatons que les pollutions ne cantonnent pas leurs effets négatifs aux seules zones où elles sont produites, mais qu’elles se rejoignent pour provoquer des phénomènes néfastes à l’échelle du globe. Ainsi en est-il des gaz à effet de serre, dont on nous dit qu’ils détruisent la couche d’ozone et qu’ils vont provoquer un réchauffement climatique important.
Tous ces phénomènes écologiques et techno-logiques, qu’ils soient positifs ou négatifs, appartiennent au monde d’aujourd’hui et s’imposent à nous, qu’on le veuille ou non. Mais là s’arrête la réalité objective, au-delà commence l’opinion subjective, au-delà se développe une véritable idéologie. Car, si la mondialisation constitue bien une réalité, le mondialisme, quant à lui, relève de la pensée magique. Une pensée qui transforme certains faits réels en une vision globale prétendument bénéfique et qui s’apparente à une utopie. Au motif que les distances se trouvent réduites, que les échanges commerciaux se multiplient et que certains problèmes devraient être résolus à l’échelle de la planète, les sectateurs du mondialisme concluent que le monde marche désormais vers son unité et que ce processus va faire le bonheur de l’humanité.
Mais cette profession de foi est-elle bien fondée ? Et n’est-ce pas une grave erreur de croire que la terre est aujourd’hui plus unifiée que jamais ? Le monde de ce début du vingt et unième siècle paraît, à bien des égards, moins uni et moins uniforme que celui des années dix-neuf cent. À l’époque, l’Europe dominait le monde et imposait à tous les peuples de la planète sa tutelle politique et sa suprématie culturelle. La terre se trouvait en quelque sorte unifiée par la civilisation européenne dont les normes et les valeurs s’imposaient, au moins superficiellement, à l’ensemble du globe.
Depuis, la décolonisation est survenue, les peuples soumis ont retrouvé leur indépendance et leur souveraineté, ils ont aussi renoué avec leurs attaches et leur histoire. Puis, se sont produits deux événements, l’effondrement de l’URSS et l’éclatement du bloc soviétique, qui ont provoqué une nouvelle vague d’émancipation et un formidable réveil des identités. Durant toute cette période, le nombre d’États indépendants est passé de cinquante-quatre à cent quatre-vingt-onze et des civilisations endormies comme celles de l’islam, de l’Inde ou de la Chine connaissent un nouvel essor.
Chère à certaines élites qui voient le monde à l’image de l’Europe, l’idée d’une planète se globalisant et s’uniformisant se révèle donc largement fallacieuse. Ainsi, par exemple, la recherche du brassage multi-ethnique, très présente dans la pensée politiquement correcte, n’a nullement cours sur tous les continents : les phénomènes migratoires, si traumatisants pour les pays occidentaux, ne concernent pas les autres nations du monde. Certes, quelques pays pétroliers font appel à une forte main-d’œuvre étrangère car leur richesse est sans commune mesure avec leur population. Des mouvements migratoires importants se produisent aussi en Afrique en raison de frontières qui ne correspondent à aucune réalité ethnique ou historique. Mais, en dehors de ces cas particuliers, le phénomène est inexistant dans le monde non occidental : il n’y a pas d’immigration au Japon, en Chine ou en Inde.
Hors d’Europe, il n’y a pas non plus de crise d’identité, pas plus que d’état d’âme. Sur les autres continents, les traditions nationales, l’indépendance, la souveraineté, sont considérées comme des biens essentiels et brandies avec assurance et bonne conscience. Chacun se ressource dans ses origines, et l’occidentalisation, véhiculée par le commerce, l’industrie et la technologie, n’est bien souvent qu’un vernis superficiel qui n’entrave nullement la volonté des peuples de vivre selon leurs valeurs et leurs traditions. La mondialisation, à l’évidence, ne débouche pas sur l’unification du monde.
Rien ne permet, par ailleurs, d’affirmer que ce processus de globalisation irait dans le sens de la paix et de l’harmonie. Bien au contraire, en resserrant l’espace et en multipliant les échanges, la mondiali-sation décuple les facteurs d’affrontement entre les communautés comme entre les nations. Certes, au plan international, les enjeux sont essentiellement économiques et ne déclenchent généralement pas de conflits armés. Mais la compétition à laquelle elle donne lieu s’apparente, à bien des égards, à une guerre économique mondiale.
C’est en tout cas ce que pense Edward Luttwak, le conseiller d’un ancien président américain qui déclare sans détour : « La puissance de feu c’est la capitalisation ; la pénétration des marchés remplace les bases à l’étranger et les garnisons. Les équivalents des armes nucléaires sont les politiques industrielles d’investissement. » Et Bill Clinton de renchérir devant le sénat des États-Unis : « La sécurité économique américaine doit être élevée au rang de première priorité de la politique étrangère américaine : il faut à cet effet mettre autant d’énergie et de ressources pour gagner cette guerre-là qu’il en a fallu pour gagner la guerre froide. »
Si cette dernière peut être qualifiée de troisième conflit mondial, la compétition économique forcenée à laquelle on assiste aujourd’hui ne peut-elle pas être considérée comme la quatrième guerre mondiale ? Une guerre dont les belligérants ne sont pas rassemblés en deux blocs qui s’affrontent, mais éparpillés en plusieurs camps qui se battent chacun pour son compte. Une guerre où tous les coups sont pratiqués, où l’on compte des morts et des blessés, des vainqueurs et des vaincus, une guerre où il faut attaquer et se défendre.
La mondialisation n’est donc pas le creuset de l’unification du monde mais la nouvelle arène des affrontements entre les nations. Des affrontements qui ne sont pas sans provoquer de graves dommages dans les différents camps. Dans les États en voie de développement, ces phénomènes débouchent souvent sur des formes d’esclavage moderne, avec l’exploitation éhontée d’une main-d’œuvre parfois enfantine, parfois carcérale. Et que dire du mépris total de beaucoup de ces pays pour l’environnement qui met en cause les équilibres naturels et la santé des ouvriers ?
En France et en Europe, nous subissons d’une autre façon les ravages provoqués par ce conflit d’un nouveau type dont les effets dévastateurs apparaissent quotidiennement sous nos yeux. Provoquant délocalisations, faillites, restructurations et plans sociaux, la concurrence sauvage est responsable de la pression à la baisse des revenus salariaux et des prestations sociales. Elle est l’une des causes principales de la précarité et du chômage. Et il n’y a là rien d’étonnant, car, si la concurrence est intégrale et planétaire, les nations les plus développées perdent nécessairement des capacités de production au profit de ceux qui s’industrialisent. Même si la richesse globale augmente, l’économie des pays anciennement les plus prospères ne peut que connaître de graves perturbations.
Ce processus de désindustrialisation ne met pas seulement en cause les équilibres économiques et sociaux des nations comme la nôtre, il compromet également leur indépendance et à terme leur sécurité collective. Comment imaginer en effet que les grands pays d’Europe occidentale puissent, sans risque, se priver d’industries essentielles et accepter une spécialisation qui les place en situation de dépendance pour de nombreux biens stratégiques ? Comment croire que certains pays nouvellement industrialisés, qui sont en train d’acquérir des monopoles de production, n’exerceront pas dans l’avenir des chantages économiques ou n’exigeront pas le paiement de véritables tributs ?
Il s’agit là d’une perspective d’autant plus préoccupante que les événements ne se déroulent pas comme on nous les avait annoncés. Les nouveaux pays industrialisés ne se contentent pas en effet de supplanter l’Occident dans la fabrication des biens de consommation ordinaires, ils s’emparent également des secteurs à haute valeur ajoutée. Comment se fait-il, par exemple, qu’aucune des trois grandes usines de fabrication de dalles de téléviseur à écran plat ne soit implantée en Europe ou aux États-Unis ? Installées en Corée, au Japon et en Chine, ces unités très sophistiquées ne nécessitent pourtant pas une main-d’œuvre abondante et bon marché. Leur localisation en Asie est donc bien le signe que cette région du monde est en train de prendre le pas sur l’Occident dans des secteurs d’avenir comme l’électronique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de grandes sociétés industrielles comme IBM commencent à fermer leurs sites de recherche en Europe pour les implanter en Inde.
La mondialisation lance à notre pays et à notre continent un formidable défi que la France semble aujourd’hui totalement ignorer, aveuglée qu’elle est par l’idéologie mondialiste. Il faut donc ouvrir les yeux et abandonner cette idée fausse d’une mondialisation bénéfique, pacifique et inéluctable.
La terre est belle, mais le paradis mondialiste est maléfique.