Le temps du phénix. Chapitre 1 : Sous les huées et les vivats

22 juin 2020

Temps de lecture : 11 minutes

Avertissement

Ce livre a été écrit entre juillet 2014 et octobre 2015. Il s’agit d’un récit d’anticipation qui porte sur les années 2017–2022 mais qui s’enracine dans la réalité. Ce faisant il sera rattrapé par celle-ci et même dépassé par elle dès 2017.
L’auteur a donc pris le risque d’être désavoué par les événements. Mais il le prend d’autant plus facilement que, si cet ouvrage présente de l’intérêt, il ne réside pas dans la prédiction du futur mais dans l’illustration de ce qui pourrait survenir si, demain, le pouvoir échappait aux tenants du politiquement correct.

Première partie. Mai – juillet 2017

Sous les huées et les vivats

Les Champs-Élysées avaient été fer­més à la cir­cu­la­tion mais les trot­toirs étaient noirs de monde. Une masse mou­vante de man­i­fes­tants cri­ant des slo­gans et bran­dis­sant des ban­deroles s’étendait de part et d’autre de la chaussée, con­tenue par des bar­rières de sécu­rité et un impres­sion­nant dis­posi­tif de policiers et de gen­darmes mobiles. De la foule mon­tait une clameur con­fuse d’où émergeaient sif­flets et applaud­isse­ments. La per­son­nal­ité visée par ces man­i­fes­ta­tions mêlées de fureur et de fer­veur se trou­vait à l’intérieur d’une voiture offi­cielle de la République française. En ce 15 mai 2017, le prési­dent nou­velle­ment investi effec­tu­ait la remon­tée solen­nelle et tra­di­tion­nelle de la prin­ci­pale avenue de la cap­i­tale sous les huées de ses opposants et les accla­ma­tions de ses sou­tiens. Le préfet de police lui avait con­seil­lé de ne pas sor­tir de l’Élysée, mais, soucieux de ne pas se soumet­tre à la pres­sion des man­i­fes­tants et de répon­dre à l’attente de ses sym­pa­thisants, le nou­veau chef de l’État avait exigé le main­tien de cette tra­di­tion. Par souci de sécu­rité, il avait néan­moins accep­té de faire le par­cours dans un véhicule fer­mé, encadré par une imposante escorte de la garde répub­li­caine. À 15 h 30, un haut gradé de la police était venu le trou­ver pour ten­ter à nou­veau de le dis­suad­er d’effectuer cette sortie.

— Mon­sieur le Prési­dent, vos opposants sont agres­sifs et nom­breux. Même si nous réus­sis­sons à vous men­er jusqu’à l’Étoile, nous risquons d’avoir les pires dif­fi­cultés pour vous recon­duire à l’Élysée.

Le prési­dent avait refusé de céder et, à 16 heures, le con­voi de voitures offi­cielles était sor­ti par le por­tail du Coq, fran­chissant un cor­don de man­i­fes­tants menaçants retenus molle­ment par une com­pag­nie de CRS. Il se dirigeait main­tenant vers l’Étoile pour la brève céré­monie qui devait avoir lieu sous l’Arc de triomphe.

Celui qui était devenu le vingt-cinquième prési­dent de la République française obser­vait par la vit­re de sa voiture le spec­ta­cle changeant de la foule tan­tôt hos­tile, tan­tôt ami­cale. Lui restait calme, habité seule­ment d’une ten­sion intérieure qu’il avait réus­si à maîtris­er et à laque­lle il s’était habitué. Depuis son élec­tion, le 7 mai dernier, toutes ses journées avaient été boulever­sées, non seule­ment par le change­ment de statut qu’il venait de vivre, mais aus­si par l’animosité qu’il ren­con­trait en chaque occa­sion. Sa vic­toire élec­torale avait été comme une défla­gra­tion met­tant le feu aux poudres et plongeant la France en plein tumulte.

La scène médi­a­tique s’était enflam­mée, con­sumée par les déc­la­ra­tions incen­di­aires de com­men­ta­teurs et de porte-parole les plus divers, tous hos­tiles au nou­v­el élu. Les respon­s­ables des par­tis poli­tiques défaits son­naient l’alerte, déclarant à tout-va qu’ils « entraient en résis­tance ». Les syn­di­cats, notam­ment ceux de l’enseignement, appelaient à des « grèves de protes­ta­tion ». Les dif­férents groupes de pres­sion zéla­teurs de la pen­sée unique et autres asso­ci­a­tions pré­ten­du­ment human­i­taires mul­ti­pli­aient les appels, les péti­tions, les actions. La bourse prise de soubre­sauts erra­tiques affichait une baisse du CAC 40. Cer­tains fonc­tion­naires et syn­di­cats de la fonc­tion publique se prononçaient pour « la désobéis­sance civique ». De nom­breux respon­s­ables d’exécutifs locaux annonçaient qu’ils se con­sti­tu­aient en « con­tre­pou­voirs ». Même la Com­mis­sion de Brux­elles avait cru bon de pré­cis­er qu’elle allait être « d’une extrême vig­i­lance quant au respect des principes de l’Union ». À l’évidence, les ten­ants du sys­tème poli­tique­ment cor­rect en place depuis des décen­nies n’acceptaient pas le ver­dict des urnes.

Il est vrai que les résul­tats de l’élection prési­den­tielle avaient pris de court l’ensemble de la classe poli­tique et médi­a­tique. Car, si le futur chef de l’État était arrivé en tête le 23 avril au soir, devançant le can­di­dat de la gauche et les deux can­di­dats rivaux de l’Union pop­u­laire, per­son­ne n’imaginait alors qu’il pour­rait l’emporter au sec­ond tour face au prési­dent sor­tant, Robert Lebelge. Porté par le rejet de la classe poli­tique tra­di­tion­nelle ain­si que par les effets délétères des atten­tats islamistes et des nou­velles vagues migra­toires, il avait mené une cam­pagne par­ti­c­ulière­ment effi­cace qui avait con­va­in­cu les Français de sa capac­ité à incar­n­er une alter­na­tive crédi­ble face à un can­di­dat de gauche que son bilan désas­treux avait lour­de­ment pénal­isé. Depuis son suc­cès, le futur chef de l’État, qui s’était de son côté pré­paré de longue date à cette éven­tu­al­ité, n’avait eu aucun moment de répit. Repous­sant à plus tard les réjouis­sances et les con­grat­u­la­tions qui suiv­ent la vic­toire, il avait con­cen­tré ses efforts sur la pas­sa­tion de pou­voir. L’état d’hystérie dans lequel se trou­vaient les anciens maîtres du pays lui avait fait crain­dre en effet que des manoeu­vres dila­toires voire sub­ver­sives ne vinssent entraver le fonc­tion­nement nor­mal des insti­tu­tions. À cette heure pour­tant, mal­gré la mul­ti­pli­ca­tion des man­i­fes­ta­tions, rien de sérieux n’avait été ten­té pour l’empêcher de pren­dre ses fonctions.

En obser­vant la foule massée sur son pas­sage, le prési­dent se dit que la journée avait com­mencé plus calme­ment qu’elle ne se ter­mi­nait. Le matin, il est vrai, le futur chef de l’État n’avait pas subi pour se ren­dre au palais prési­den­tiel les mêmes désagré­ments que ceux qu’il vivait actuellement.

En réal­ité, il ne venait pas de loin, car depuis quar­ante-huit heures, il logeait secrète­ment à l’hôtel de Marigny, une rési­dence offi­cielle située à côté de l’Élysée générale­ment réservée aux invités de la France. Des mots d’ordre, large­ment relayés par les médias, avaient été lancés par plusieurs col­lec­tifs de gauche appelant leurs sym­pa­thisants à se mass­er autour du palais prési­den­tiel pour empêch­er le nou­v­el élu d’y pénétr­er. Aus­si, le préfet de police avait-il fait établir un cor­don de sécu­rité très imposant qui bouclait entière­ment le quarti­er. Il avait toute­fois jugé préférable que le futur chef de l’État se trou­vât à l’intérieur du périmètre avant que les opposants ne fussent en mesure de lui en inter­dire l’entrée. Une pré­cau­tion qui s’était révélée ‚déter­mi­nante car cer­tains officiers de police avaient lais­sé les man­i­fes­tants réalis­er leur bouclage alors qu’ils fai­saient repouss­er sans ménage­ment les sou­tiens du nou­v­el élu, pour­tant venus en nombre.

En se ren­dant au palais, le futur prési­dent s’était effor­cé à la sérénité, l’esprit empli de l’importance de la fonc­tion qu’il allait occu­per. À la vue du por­tail, Christophe Par­dieu, son futur con­seiller poli­tique, assis à ses côtés, avait murmuré :
— Nous y sommes.
— Oui, ça commence !
Et ça avait mal com­mencé, car lorsque la voiture s’était arrêtée au pied du per­ron offi­ciel, le nou­veau prési­dent n’avait pas vu l’ancien qui aurait dû être présent pour l’accueillir. Après un coup d’oeil préoc­cupé à Par­dieu, il était sor­ti de la voiture, avait mon­té les march­es et pénétré dans le palais sans se retourn­er vers les jour­nal­istes massés dans la cour. Il avait été accueil­li par l’ancien secré­taire général de l’Élysée qui lui avait expliqué que Robert Lebelge, le prési­dent sor­tant, avait quit­té le palais par le por­tail du Coq une demi-heure plus tôt.
— Con­duisez-moi dans mon bureau, avait-il déclaré d’un ton qui trahis­sait son mécontentement.
Nor­male­ment, une courte con­ver­sa­tion aurait dû avoir lieu entre l’ancien et le nou­veau prési­dent au cours de laque­lle la tra­di­tion veut que les codes de la force de dis­sua­sion nucléaire soient trans­mis de l’un à l’autre. Le futur prési­dent avait décidé d’ignorer ce man­que­ment et s’était assis pour atten­dre l’heure de la céré­monie d’investiture. Peu de temps après, il avait été rejoint par Christophe Par­dieu man­i­feste­ment très agité. Ce quadragé­naire cul­tivé, sur­doué et car­ac­tériel était appré­cié du futur chef de l’État pour son trop-plein d’idées et ses intu­itions sou­vent fécondes.
— Les jour­nal­istes dans la cour sont déjà en train de com­menter l’incident. Ils s’en don­nent à cœur joie.

Le prési­dent, dont la voiture était main­tenant à mi-par­cours, repen­sait à cette pre­mière péripétie de la journée. Il se demandait ce qui avait poussé Lebelge à agir de la sorte. Avait-il refusé la ren­con­tre en rai­son de ses con­vic­tions ou par peur du qu’en-dira-t-on médi­a­tique ? Une ques­tion que le chef de l’État se posait sou­vent à pro­pos de ses adver­saires : quelle était chez eux la part pro­pre à l’affirmation de leurs idées et celle liée à leur soumis­sion au poli­tique­ment cor­rect ? Le plus prob­a­ble, se dis­ait-il, est qu’ils alig­nent leurs con­vic­tions sur la pen­sée unique, cela leur évite les états d’âme !

Puis, repas­sant le fil des épreuves de la journée, le prési­dent se remémo­ra le choc qu’il avait ressen­ti lorsque, une fois franchi le seuil de la Salle des fêtes du palais où devaient l’attendre les représen­tants des corps con­sti­tués et ses invités per­son­nels, il avait décou­vert une salle à moitié vide. Les médias étaient présents en grand nom­bre et l’espace qui leur avait été réservé s’avérait même trop étroit mais, du côté des per­son­nal­ités, il man­quait au moins deux invités sur trois. Véronique Cor­tine, sa future con­seil­lère spé­ciale, s’était approchée et lui avait glis­sé discrètement :

— C’est peut-être du boy­cott, mais c’est aus­si l’action des man­i­fes­tants qui empêchent les invités d’arriver sans que la police réagisse. Cer­tains de nos amis ne sont pas là. Seuls les jour­nal­istes peu­vent pass­er librement.

Sans faire de com­men­taires, le futur prési­dent s’était alors avancé et la céré­monie avait com­mencé. Le Grand Chance­li­er de l’ordre de la Légion d’honneur, qui pour sa part était bien présent, lui avait remis le grand col­lier de la Légion d’honneur en prononçant la for­mule tra­di­tion­nelle : « Mon­sieur le Prési­dent de la République, nous vous recon­nais­sons comme grand maître de l’ordre nation­al de la Légion d’honneur. »

Puis le prési­dent s’était tourné vers l’assistance, un garde répub­li­cain lui avait ten­du un dra­peau tri­col­ore dont il avait saisi l’étoffe de la main gauche tout en lev­ant la main droite et, d’une voix forte, il avait pronon­cé un ser­ment. Beau­coup dans l’assistance avaient été sur­pris car aucune presta­tion de ser­ment n’est prévue dans la procé­dure offi­cielle d’investiture de la République française. Pour autant le chef de l’État avait voulu, à titre per­son­nel, pronon­cer devant la nation un engage­ment solennel.
— Aujourd’hui investi prési­dent de la République, je m’engage à servir la France, à défendre ses intérêts, son iden­tité et sa grandeur. Je m’engage à servir le peu­ple français pour assur­er son bien-être, son avenir et son ray­on­nement. Je m’engage à exercer ma fonc­tion sans esprit de par­ti, avec équité et hon­neur, dans le respect des insti­tu­tions de la République et des valeurs de la nation ain­si que dans la fidél­ité à l’histoire de la France. Je déclare être libre de tout lien, de tout intérêt par­ti­c­uli­er et résolu à faire pass­er ma mis­sion avant toute autre considération.

Il s’était ensuite dirigé vers le pupitre dressé au cen­tre de la salle pour son allo­cu­tion d’investiture retrans­mise, comme son ser­ment, en direct par plusieurs chaînes de télévi­sion. Il n’avait pas été long, con­sid­érant que le con­tenu de son pro­jet avait été suff­isam­ment explic­ité durant sa cam­pagne élec­torale. Quant à la manière de le met­tre en oeu­vre, les ter­mes du ser­ment qu’il avait pronon­cé étaient clairs. Il avait insisté en revanche sur la néces­sité pour cha­cun de respecter les principes de la démoc­ra­tie et les règles de la République. Lui et son futur gou­verne­ment les observeraient scrupuleuse­ment. Il entendait que ses adver­saires en fis­sent autant. Le peu­ple avait tranché et lui avait don­né la légitim­ité pour diriger l’État et présider au des­tin de la nation. Il exigeait donc que sa fonc­tion et celle des autres autorités de l’État fussent respec­tées. Il rap­pela que le pou­voir en France n’est la pro­priété d’aucun groupe, qu’il soit poli­tique, idéologique ou économique. Le pou­voir appar­tient aux Français et c’est en leur nom qu’il allait main­tenant exercer ses fonc­tions au ser­vice de la nation en met­tant en oeu­vre le pro­jet que les Français avaient choisi. S’adressant ensuite directe­ment à ses com­pa­tri­otes, il avait déclaré :
— Que vous ayez ou non voté pour moi, je suis votre prési­dent, je serai le prési­dent de tous les Français. Après son inter­ven­tion, le nou­veau chef de l’État était sor­ti sur la ter­rasse du parc de l’Élysée où les hon­neurs mil­i­taires lui avaient été ren­dus par la garde répub­li­caine. Il avait salué le dra­peau, la Mar­seil­laise avait été jouée et vingt et un coups de canon tirés depuis la place des Invalides. La céré­monie ain­si achevée, il était devenu le nou­veau prési­dent de la République.

Au moment où il se remé­morait cet instant décisif, le chef de l’État fut bru­tale­ment sec­oué sur son siège, des vis­ages de man­i­fes­tants agres­sifs apparurent aux por­tières du véhicule, pen­dant que des coups étaient frap­pés sur la car­rosserie. La foule avait ren­ver­sé les bar­rières, débor­dé le ser­vice d’ordre et s’était pré­cip­itée sur le cortège offi­ciel. Après un moment de grande con­fu­sion, la voiture et son escorte réus­sirent à se dégager en prenant de la vitesse et en semant les agi­ta­teurs. Arrivé place Charles de Gaulle, le con­voi prési­den­tiel s’arrêta dans un espace de sécu­rité amé­nagé par les forces de police. Le chef de l’État descen­dit de sa voiture et se dirigea vers la tombe du Sol­dat incon­nu. Là, sous l’étendard de la nation qui claquait au vent, il déposa une gerbe et ran­i­ma la flamme. La Mar­seil­laise cou­vrit un moment le mugisse­ment des man­i­fes­tants puis, pressé par le ser­vice de sécu­rité, le chef de l’État fut con­duit à un héli­cop­tère qui le rame­na dans l’enceinte du palais prési­den­tiel. C’est sur cet épisode de la journée que la presse choisit de se focalis­er. « Une investi­ture sous les huées » titra Autonomie. « Un prési­dent con­testé le jour de son investi­ture » surenchérit l’Univers.

Quand il ren­tra à l’Élysée, le chef de l’État fit appel­er Didi­er Nortagne, le nou­veau secré­taire général de la prési­dence, un bril­lant haut fonc­tion­naire à l’œil pétil­lant et à l’esprit perçant. Un ami de trente ans, l’un des rares en qui il avait une con­fi­ance totale. Ils eurent un long entre­tien pour évo­quer la con­sti­tu­tion de l’équipe élyséenne et la pre­mière tâche poli­tique à venir, la nom­i­na­tion du gou­verne­ment. Puis, alors que Nortagne allait se lever, le prési­dent lui lança :
— Il faut faire faire une enquête sur la manière dont la hiérar­chie poli­cière a géré cette journée !
— Oui, répon­dit le secré­taire général de l’Élysée, j’ai moi aus­si l’impression qu’il y a eu du sab­o­tage ou, à tout le moins, un par­ti pris hos­tile de la part de cer­tains gradés.
— Je veux en avoir le coeur net et, si c’est bien le cas, il faut des sanc­tions, des muta­tions et une reprise en main.

Après le départ de Nortagne, le prési­dent res­ta un long moment dans son bureau seul, sans rien faire. Son esprit pre­nait enfin con­science des boule­verse­ments qu’il venait de vivre et qui mod­i­fi­aient totale­ment son exis­tence. Quand il était plus jeune, le chef de l’État avait exer­cé une activ­ité pro­fes­sion­nelle comme cadre d’entreprise qui l’avait amené à créer et à diriger une société de ser­vices infor­ma­tiques. Il en avait retiré des sat­is­fac­tions humaines et une expéri­ence qu’il esti­mait pri­mor­diales. Pour autant, c’est le com­bat poli­tique pour son pays qui de tout temps avait mobil­isé l’essentiel de son énergie. Une force qu’il avait ori­en­tée vers un seul but : assur­er le renou­veau de la France. Dès lors, toute sa vie d’adulte avait été déter­minée par son engage­ment poli­tique et toute sa vie publique avait été tournée vers l’objectif du pou­voir. Non pas celui que l’on exerce pour couron­ner une car­rière, mais celui que l’on utilise pour réformer un pays. Et, aujourd’hui, assis dans le bureau du prési­dent de la République, alors qu’il avait atteint l’un des buts de sa vie, il se rendait compte avec inquié­tude et exal­ta­tion qu’il ne vivait pas un aboutisse­ment mais un commencement.

Le chef de l’État res­ta encore plusieurs min­utes à méditer, puis il alla retrou­ver dans le Salon des ambas­sadeurs quelques proches qu’il avait invités à dîn­er. Cer­tains devaient pren­dre des fonc­tions offi­cielles, d’autres non. Tous avaient ren­con­tré des dif­fi­cultés pour franchir le cor­don de man­i­fes­tants hos­tiles qui con­tin­u­aient à faire le siège de l’Élysée. Mais per­son­ne ne men­tion­na cette sit­u­a­tion, cha­cun s’efforçant de don­ner à la soirée une tonal­ité ami­cale et détendue.

— J’ai con­staté que vous n’avez pas accom­pli d’acte sym­bol­ique comme l’avaient fait vos prédécesseurs, obser­va Hubert Sargeaud, un chef d’entreprise de ses amis.
— Vu les cir­con­stances, cela aurait été dif­fi­cile. Mais, par ailleurs, je n’en voy­ais pas l’intérêt. Les gestes sym­bol­iques, voire ésotériques, de mes prédécesseurs ont été tout de suite oubliés quand ils n’ont pas été incom­pris. Pour ma part, je ne ressens pas le besoin d’en rajouter. Il me sem­ble que mon élec­tion a un sens suff­isam­ment clair pour les Français.

Le repas se pour­suiv­it dans la bonne humeur. Aucune affaire d’État ne fut évo­quée, l’essentiel de la dis­cus­sion por­tant sur des anec­dotes de la journée ou de la cam­pagne. Le chef de l’État racon­ta notam­ment com­ment il était finale­ment entré en pos­ses­sion des codes de la force de frappe. Le prési­dent du Sénat, Georges Nar­dac, et le chef d’état-major des armées, le général Paul Bre­ton, s’étaient présen­tés à lui dans son bureau :
— Mon­sieur le Prési­dent, comme le prési­dent Lebelge est par­ti ce matin avant votre arrivée, il a trans­mis les codes nucléaires à mon­sieur Nar­dac qui doit main­tenant vous les remet­tre, avait expliqué le général.
— Eh bien, heureuse­ment qu’il n’y a pas eu de guerre ce matin, avait déclaré le chef de l’État en souri­ant, puis, se tour­nant vers le prési­dent du Sénat :
— Quelle mouche a piqué Lebelge, un grand répub­li­cain comme lui !
« Nar­dac a rou­gi comme un col­légien ! » con­clut le prési­dent au milieu des rires.

La con­ver­sa­tion se pour­suiv­it ensuite sur des thèmes plus anodins.

— Au fait, lui deman­da Sylvie Boileau, une de ses proches, quand tout sera calmé, allez-vous résider à l’Élysée ou con­tin­uer, comme cer­tains de vos prédécesseurs, à habiter chez vous ?
— Cette fonc­tion n’est pas un méti­er comme un autre. Je ne me vois pas aller au tra­vail tous les matins et repar­tir le soir. C’est peut-être exces­sif de le dire mais j’ai le sen­ti­ment de ne plus m’appartenir comme auparavant.
— Sans compter les prob­lèmes de sécu­rité qui res­teront quoi qu’il arrive une préoc­cu­pa­tion per­ma­nente, obser­va Didi­er Nortagne, égale­ment présent au repas.
— Nous allons nous installer ici, mon épouse et moi. J’ai aus­si demandé que l’on remette à notre dis­po­si­tion le fort de Bré­gançon pour pou­voir nous évad­er de temps à autre.
— Et la pre­mière dame ?
— Il n’y aura pas de « pre­mière dame ». Nous ne sommes pas aux États-Unis où c’est pra­tique­ment un cou­ple qui se présente au suf­frage des électeurs. J’entends renouer avec la pra­tique des pre­miers prési­dents de la Ve République. D’ailleurs, Elis­a­beth partage avec moi cette façon de voir et ni elle ni moi ne l’imaginons se lançant tout à coup dans de bonnes oeu­vres médi­atisées. Ce car­ac­tère osten­ta­toire de la char­ité nous paraît à la fois hyp­ocrite et ridicule. Elle ne restera pas en per­ma­nence dans ces murs. Je crois qu’elle fera le va-et-vient entre l’Élysée et notre domi­cile. Je veux la préserv­er le plus possible.

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